jeudi 1 août 2013

Paheli, film indien. Chef d'oeuvre du cinéma Indien. Une explication de ce film remarquable.


La chaîne Arte vient de diffuser le film Paheli.
N’étant accompagnée d’aucun commentaire, cette projection a surpris le public qui reste pantois devant la réalisation et l’histoire. Ce film méritait une mise au point, une exégèse permettant de comprendre ce qui se donnait à voir : une vaste symbolique — une énorme énigme. Un dilemme, comme l'indique le titre du film.
Dès sa sortie dans les salles indiennes en 2006, Dominique Aubier a fait une lecture de ce film. Elle est publiée dans son livre d'avant-garde :


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Paheli  
L’énigme du Dilemme
Ou
Le dilemme de l’Énigme



Film de Amol Palekar, 2005, produit par Gauri Khan, l’épouse de Shah Rukh Khan, qui tient le premier rôle aux côtés de Rani Mukherji. Chorégraphie de Farah Khan, scénario et dialogues de Sandhya Gokhale sur une nouvelle de Vijaydan Detha.


L’écran s’ouvre sur les préparatifs d’une noce. La jeune mariée, Lachchi, est l’objet des conseils et quolibets que lui adressent les femmes, évoquant la nuit qui sera la sienne sans qu’aucune parole crue n’altère la pudeur de leur langage. L’allusion la plus audacieuse réside dans le symbolisme du voile que le mari doit soulever. Cérémonie et festivités ont lieu dans la demeure de la mariée, mais sitôt ces formalités achevées, la famille prend la route en direction du village et du manoir de Kishnalal et l’on assiste à la première divergence entre les époux : elle mange des baies et joue avec sa bague. Prudent et soucieux de ses biens, le mari se fait donner le bijou afin d’éviter qu’il ne tombe et ne se perde. On sait par là, d’office, que cette union n’est pas stable. Le trajet est long et pénible. La halte s’impose et le hasard fait qu'elle ait lieu dans un village hanté par de nombreux fantômes. Une corneille lâche sa fiente sur le voile de Lachchi. Puis un écureuil dessine un cercle de vivacité autour de la jeune femme et, fuyant en coup de vent dans l’air, devient un oiseau bleu qui la poursuit lorsqu’elle va se laver le visage à l’eau d’une piscine. Cette masse d’eau verte est au repos dans le creux immense d’un bassin enserré entre des remparts flanqués d’escaliers de pierre. Soudain Lachchi voit des empreintes mouillées laissées par les pieds d’une personne invisible qui s’en va en courant sur les marches. Troublée par ces anomalies, elle gagne sa chambre nuptiale, tout émue à l’idée de ce qui va se passer, dont elle rêve depuis longtemps. Mais son voile n’est pas soulevé. Absorbé par ses problèmes de comptabilité, Kishnalal ne « consomme pas » le mariage. Soucieux de faire prospérer les affaires de son père, il laisse seule une épouse qu’il n’a pas connue. Son chemin le fait repasser par le village aux fantômes. L’un d’eux se transforme en humain et l’interroge. Kishna lui confie qu’il s’absente pour une durée de cinq ans. Le fantôme prend aussitôt la forme du mari, fait apparaître un chameau et s’introduit dans le manoir familial. Pour justifier sa présence et faire accepter ce qui serait un retour précipité, il raconte qu’un brahmane l’a doté d’une pension journalière de cinq pièces d’or. Il s’engage à les remettre chaque matin à son vieux père qui n’en demande pas davantage. Dès lors, deux Kishnalal vont exister : celui qui est parti et celui qui est revenu. Le vrai s’éloigne pour mener ses affaires, le faux prend place aux côtés de l’épouse abandonnée.
Le fantôme ne dissimule ni sa nature ni ses intentions. Son premier soin est d’avertir Lachchi qu’il est un imposteur. Il n’est pas vraiment l’homme dont il a emprunté l’apparence. Il est un esprit et Lachchi peut fort bien se refuser à lui. Il ne la forcera pas. Il n’abusera pas de la situation. Il est un intrus. Il le dit lui-même. Moralité parfaite. Elle en est émue.
— Personne ne m’a jamais demandé mon avis. Vous me demandez d’être à vous, de ma propre décision.
Elle le retient. C’est qu’elle a longtemps rêvé de l’amour.
— Je ne pouvais arrêter celui qui partait, je ne puis empêcher celui qui arrive…
Sa seconde nuit de femme mariée, qui est celle de ses véritables noces, Lachchi la vit avec le fantôme. Un partenaire qui n’a pas économisé son énergie. Elle s’en offusquerait presque le lendemain matin, mais son amoureux la rassure :
— Si la nature n’a pu nous empêcher, que feraient quelques mots ?
Comme si les mots ne faisaient pas partie de la nature… Et les voilà filant le parfait amour. L’amant officialisé qu’est l’intrus n’a qu’une inquiétude : perdre sa Lachchi quand le véritable Kishnalal reviendra. Mais elle le supplie de ne pas penser au lendemain. Il viendra assez tôt éventer son mystère. Lachchi fait preuve là d’un solide bon sens. Elle regarde la situation avec beaucoup de réalisme. Son appréciation du concret va jusqu’à proposer à son fantôme de vivre avec lui comme s’il était un humain. Jamais couple ne sera plus heureux. Rien ne les sépare. Le fantôme n’est retenu loin d’elle par aucune obligation professionnelle. Il ne cesse de la prendre dans ses bras, de la caresser, de lui faire signe pour qu’elle se prête à de plus amples concordances. Sa réserve d’amour est inépuisable. Rien ne l’écarte du plaisir qu’il éprouve à la combler. Il est libre. Il suffit que le vieux père reçoive ses cinq pièces d’or.
Et l’inévitable se produit : Lachchi «prévoit ». Ses nuits d’amour ont porté leur fruit. Elle est sur le point d’accoucher quand le vrai Kishnalal revient. Shah Rukh Khan interprète tour à tour et synchroniquement les deux personnages. Il brosse les deux portraits avec un art consommé de la détermination intérieure. L’élégance d’esprit érige en lui une grande beauté aristocratique. La moustache suit, fine, effilée dans un cas, tombante dans l’autre. Le commerçant a des traits qui s’accordent à la banalité de ses préoccupations. La comparaison entre les deux manières d’être est fascinante. On a de la peine à croire que le même corps puisse donner passage à deux silhouettes aussi différentes. C’est un aspect de la leçon qui émane du film. Une leçon identique à celle que donne l’épisode du tigre qui se croyait herbivore. Même les vêtements prennent le pli de l’âme, d’un violet superbe sur la poitrine du fantôme, d’un mauve éteint sur celle du malheureux qui n’arrive pas à se faire identifier par les siens. Même sa mère ne le reconnaît pas. Il se présente à elle en montrant les baies qu’il a cueillies pour Lachchi et c’est elle qui le rabroue : quoi Lachchi est en train de mourir pour mettre son bébé au monde et toi tu parles de baies ! Car l’enfant se présente mal. La sage-femme conseille une opération qui mettrait la vie de la mère en danger. Mais le fantôme a du pouvoir. Il se porte au chevet de la femme qu’il aime et réussit par sa seule parole à changer la position de l’enfant, à faire qu’il se présente par la tête. Et c’est une fille. Quelle émotion pour le père !
En marge de ce roman d’amour, en analogie expressive, contrepoint nécessaire, le scénario expose le drame de la séparation. Un échec dans une course de chameaux a chassé loin de chez lui un père et un époux dans le propre frère du chef de famille. Lequel ne veut plus entendre parler de compétition sportive sur monture chamelière. Le fantôme a une autre idée sur la question. Il autorise le concours et on le verra télécommander les mouvements des bêtes et de leurs cavaliers par d’habiles positions des doigts qui en dessinent le principe : il sépare d’abord le groupe en deux parties, puis il fait tomber du haut de leur selle les concurrents les plus douées, force à se poser poitrine au sol des bêtes qui, un instant plus tôt, manifestaient une ardeur extrême. Manipulations à distance qui font l’effet d’une sorcellerie aux yeux du chef de clan qui est en train de perdre la partie. Le fantôme est battu, blessé, outre que blâmé par une Lachchi qui ne lui pardonne pas d’avoir trahi sa condition. Elle lui fait prêter serment, sur son amour, de ne plus rien tenter qui puisse laisser soupçonner qu’il n’est pas pleinement humain. Et il jure.
Survient alors la situation redoutable : le retour du mari. De tous les maris, car au même moment, celui que l’échec a chassé rentre à la maison comme si un automatisme commandait à la situation. Et il y a bien commande automatique. Le vrai Kishna découvre le double superbe que lui est le fantôme et s’en inquiète. Qui est donc celui-là ? Le véritable fils de la maison, c’est lui, même si la parentèle ne le reconnaît pas. La vox populi, elle, a le sentiment d’avoir à résoudre un grave problème dans un fait qui risque de devenir un phénomène de société : qu’une femme soit flanquée de deux maris. Le cas mérite d’être porté devant le roi et le peuple prend la route. Les deux Kishna marchent ensemble, dans une position qui évoque automatiquement la dualité droite-gauche dans une structure évoluée. Ils sont sur la même ligne de progression comme les sommets des deux branches d’un Y. Et le dialogue s’engage entre eux, établi sur le fait que l’un et l’autre savent la vérité concernant l’identité du Kishna commerçant, mais ce dernier ne sait pas qui est l’autre. Interrogé, le fantôme déclare être l’amour dont les femmes veulent être entourées. Je suis le désir qui réside dans le cœur d’une femme. Je suis l’amour qu’elle veut. L’amour ? L’homme qui fait prévaloir les comptes et les profits n’y pensait guère. Sur leur chemin, en plein désert, un berger les arrête avec son bâton à deux dents qui évoque le sceptre de Vishnou et s’offre à résoudre la difficulté. Il soumet les deux identiques à trois sortes de tests : le vrai Kishna répond partiellement à l’épreuve du feu et totalement à celle du dénombrement rapide des moutons. Le fantôme, lui, au risque de rompre le serment qui le lie à Lachchi, se reconnaît concerné au titre de l’amant, de l’amoureux. Il accepte de se glisser et disparaître dans une outre d’eau et profite de l’occasion pour investir le corps du mari véritable. Ainsi sera-t-il au bon endroit pour ne jamais se couper ni de celle qu’il aime ni de la présence de la fille qu’ils ont eue ensemble.
 
Après avoir vu Paheli pour la première fois, je suis restée « scotchée » sur ma banquette. J’étais sidérée. Le spectacle auquel je venais d’assister rendait compte d’une information métaphysique de la plus haute intensité ! Dans un langage visuel concret et positivement théâtral, Paheli reflétait un concept des plus aigus parmi les plus pointus qu’ait jamais épinglé la perspicacité kabbalistique. La notion mise en histoire romanesque était tout juste celle qui boucle la boucle de la Connaissance dans l’esprit d’un voyageur du Sacré quand il parvient au terme de son exploration. Au-delà, il n’y a plus grand chose à découvrir. L’essentiel de ce qu’il peut et doit humainement savoir est disponible. Alors son esprit peut parcourir la vallée des secrets. Un certain Isaïe Bassan le déclarait fermement au Moyen Age dans une lettre adressée aux rabbins de Venise en défense de Rabbi Moïse Hayym Luzzatto[1]. La vérité ontologique se rend totalement intelligible en fin de parcours initiatique. Isaac Louria — dont la star américaine Madonna chante la gloire sur des millions de disques — a été le chantre de cet état d’esprit et de son contenu dans le cadre d’un hébraïsme devenu complet intra muros. À la même époque, à dix ans près, Cervantès en a été le révélateur messianique, dans l’espace de la pensée occidentale. La simultanéité de leurs illuminations répond à un équilibre droite-gauche qui laisse pressentir le lien ineffable d’un effet de pensée du type âme-sœur. C’est sous ce cachet que je les range côte à côte dans mon cœur. Cervantès dit que tous les cycles de vie qui existent au monde passent par ce berceau qui est celui de l’amour quand les êtres humains en sont les protagonistes. Dans cette façon de voir, j’identifie la seule forme de réalisme qui soit efficace parce qu’elle est transcendantale. Ce niveau de participation au réel est fièrement défendu par les cinéastes de Bolliyoud. Une foule d’indiens y adhère, fussent-ils musulmans. Il n’y a que la pensée rationaliste qui en récuse le principe. Mais c’est elle que le fantôme vient hanter quand il se glisse dans le corps du mari, à la fin d’un récit stupéfiant.
Les jeunes amis qui ont apporté le DVD de Paheli nous ont prévenus : cette histoire serait moins convaincante que celles des films que nous avons aimées jusque-là. Ayant visionné le film, je comprends qu’ils l’ont regardé en aveugles. Ils n’en ont pas vu le thème. Impossible de comprendre ce qui se passe dans Paheli si l’on ne connaît pas les thèses concordantes de Louria et Cervantès au sujet de ce qui a été originellement organisé de main divine. Les informations qui autorisent ce point de vue ne sont pas encore connues de mes jeunes émules, ou leur sont encore insuffisamment familières. Mais il suffira de les évoquer pour qu’ils changent aussitôt d’avis sur la qualité de l’initiative qui perce dans Paheli.
J’ai en effet la chance d’être entourée d’un groupe de jeunes esprits pour qui la découverte du système de pensée initiatique a été une révolution plus importante que 1789. L’écrivain que je suis, vieilli sous le harnois d’une discipline d’esprit essentielle mais qui n’est pas reçue par la culture ambiante, doit son actuel bonheur à la présence de ce noyau radioactif de jeunesse qui soutient la Connaissance à Damville, à l’abri de toute publicité. Une dizaine de fortes têtes douées pour la philosophie quand elle cesse d’être universitaire et devient vitale ont su allier le quotidien à la recherche spirituelle. Et ma foi, cela leur réussit sur tous les plans. Deux d’entre eux sont des anges de la communication par Internet. Ils savent tout, à chaque instant, de ce qui secoue le savoir dans le monde. Ils ont le chic pour détecter le film qui sera le mieux accordé à mes préoccupations momentanées et c’est dans cette amicale magie qu’ils ont déposé Paheli sur ma table, avec un flot d’excuses au sujet de la possible inadéquation de son propos à mes soucis. Ne les ayant pas interrogés, je n’ai connu leurs inquiétudes qu’au travers de ce qu’ils m’en ont dit spontanément. J’en ai retenu l’idée que pour eux Paheli était une œuvre surréaliste qui n’avait pas sa place dans la cohérence doctrinale de la série de films qui nous ont fascinés.
Eddington affirmait posséder deux tables de travail : une qui se trouvait dans son domaine sensoriel et une autre, sur laquelle il s’accoudait pour écrire. Penché sur la première, il pouvait utiliser la seconde. Telle est en réalité la position de n’importe qui dans l’acte de penser. Et c’est bien en cela que réside le clivage qui sévit entre les êtres et leurs convictions. Que la table sensorielle soit singulière pour tout individu. Le clavier d’informations qui a été touché en moi n’est pas exactement le même que celui de mes fidèles et attachants lecteurs. Des antériorités conceptuelles pèsent encore dans ma mémoire qui n’ont pas toujours été consignées dans mes livres, ni dans nos conversations qui sont pourtant fréquentes et toujours centrées sur quelque point de la logique initiatique. La différence de jugement apparue à propos de Paheli révélait un manque important de cohésion. Le fait qu’il ait été dévoilé au moyen d’un film indien m’a frappée. La contemplation de ces œuvres avait provoqué en nous tous une même jubilation d’esprit, établie sur une communauté de réactions qui conservaient néanmoins le plaisir de s’enrichir réciproquement. C’était en quelque sorte la première fois qu’à propos de cinéma (trois d’entre eux sont à l’école de cinéma) une faille aussi grave se faisait ressentir. Cette fissure était due à une défaillance de l’information métaphysique dans la substance doctrinale de notre amitié. Une référence de nature profondément kabbalistique n’y régnait pas. Je n’avais jamais encore constaté à quel point elle est fondamentale pour comprendre les choses les plus simples et directes de notre vie. Extraordinaire, du point de vue épistémologique, d’en être avisé par l’intermédiaire d’un film indien très récent. Comme si la Kabbale avait son bureau de direction à Mumbay et non à Damville.
Supposition qui demande toute une expertise de ses éléments influents avant d’être acceptée. Pour moi, ce travail est fait. Je ne teste plus rien pour me convaincre de me fier à l’hébreu. J’ai l’habitude de m’adresser au symbolisme cérébral des lettres de son alphabet pour apprécier n’importe quel fait ou situation. Cette méthode s’édifie sur la certitude à 90% scientifique qu’une langue primordiale habite nos cerveaux, source de toutes les formes et occasions de communicabilité qui sont dans la nature, à commencer par la possibilité de verser un quelconque discours de sa langue d’origine dans une autre. Après force palpations, j’ai admis que pour comprendre quoi que ce soit, il n’y avait pas de moyen plus sûr que celui prôné par Cervantès et la Kabbale, selon lequel en dernier recours, l’hébreu dit ce que l’on cherche à savoir. De là que j’interroge toujours un mot ou un nom sur son revers hébraïque. Je me fie à la solution proposée. C’est comme frapper du pied pour prendre élan et bondir. Dans ce genre de gymnastique, je me sens aussi leste que Shah Rukh Khan dans son incroyable légèreté à entrer en scène sur un triple saut périlleux ou monter sur le capot d’une voiture en marche sans glisser. À chacun son Kung fu ! De là que j’ai été presque vexée de recevoir de Paheli (un film qui doit tout à Shah Rukh Khan, idée, financement, interprétation) l’avis d’avoir à rajuster mes bésicles. Et pas à propos d’un aspect mineur de la documentation initiatique. C’est le Tzmtzoum d’Isaac Louria que Paheli a mis en scène, une notion des plus pointues que l’on puisse trouver dans la pelote de concepts aigus que la Kabbale ait su aiguiser. Et diantre, l’auteur du scénario n’a pas minimisé sa clairvoyance. Il va jusqu’à faire état du degré de pertinence requis pour assumer l’exégèse exacte du motif.
À la fin, on entend le berger dire avec beaucoup d’humour que pour rendre la justice, il n’est pas nécessaire de soumettre le problème à Dieu. Il est fort capable, lui, étant le Modèle Absolu, outil de la divinité, de rendre un verdict adéquat : Peut-être une épingle peut-elle percer ce qu’un sabre ne peut trancher ? Une épingle ! Un simple élément de savoir, sans que l’on ait à déranger l’immensité du ciel pour obtenir un éclaircissement. Le pire, pour moi, c’était que ce soit le cas. Le Tzmtzoum d’Isaac Louria est l’épingle à piquer dans la substance de Paheli pour en faire ressortir le thème.
Le sens de cette formule n’a pas été expliqué dans mon dernier livre La 23e lettre. L’exposé s’en trouve dans le deuxième ou troisième tome de La Haute Kabbale de l’Eternité dont la rédaction m’occupe depuis quelques mois. C’est d’ailleurs le raisonnement poursuivi dans ce texte qui m’a conduite à tenir compte du message moderne introduit par le cinéma indien. Le texte n’en est ni imprimé ni publié. Paheli est en avance sur moi. En avance sur moi, en tant que je suis un simple écrivain, ce n’est pas grave. Mais que la perspicacité indienne précède celle d’une française, dans la circonstance kabbalistique prévue par Cervantès, constitue ou une anomalie ou un mystère à élucider, sauf à mettre en échec le message entier de Don Quichotte. À moins que je ne sois pas la conscience en action dans cette prévision. Qui, alors ? Je suis — et je le dis en toute modestie — la seule et la première, en France, et dans le monde à avoir préconisé la lecture kabbalistique du roman célèbre de Cervantès.
Quoiqu’il en soit le fait est là. Un film indien ayant à peine un an d’âge fournit une interprétation imagée à la fois allègre, humaine et fidèle du principe transcendantal qu’Isaac Louria a fixé sous les deux syllabes Tzm (sans i, j’y tiens !) Tzoum. Le premier de ces deux phonèmes a été visiblement retenu depuis longtemps par les kabbalistes puisqu’on en voit les deux lettres Tzadé et Mem au centre de la coquille séfirotique dressée par Moïse Cordovero[2]. C’est la raison qui m’a inspiré d’en clouer le sceau en quatrième de couverture du livre sur le cinéma indien que je suis en train d’écrire, aujourd’hui encore, samedi 8 avril, en étant à la ligne exacte que me souffle la hâte d’en finir si je veux que l’ouvrage accueille ses artistes le 26 avril 2006 au Grand Rex. L’émotion ne m’aidera sans doute pas à conclure en beauté. Je suis retournée par l’évidence selon laquelle Shah Rukh Khan est véritablement la métaphore essentielle d’un signe divin. Et ce signe voudrait que toute la vérité soit faite sur l’énigme de la Création qui a pris place dans la Kabbale sous le nom de Tzmtzoum. L’élucidation que je puis en faire — elle occupe trois pages dans La Kabbale, science exacte — est en retard sur qu’en reflète le manifeste dans l’initiative prise par l’acteur le plus séduisant que j’ai jamais vu dans l’exercice de défendre l’Absolu.
Pour partager mon émoi, il faut savoir que cette formule d’allure bizarre, avec ses deux syllabes non exactement répétitives, décrit une opération créatrice qui n’est pas souvent mentionnée. L’auteur du Zohar considérait même qu’elle était oubliée de l’élite initiée. Ce concept d’une rareté sensationnelle réfère à un acte que le Créateur aurait eu en générosité supplémentaire après avoir suscité l’Univers. Il aurait eu comme un regret à l’idée de n’avoir pas assez aidé les pauvres hommes à assumer leur destin. En particulier les femmes. Et pris d’un amour explosif pour sa création, voyant à quel point elle était féminine, il aurait soudain déployé une somme invraisemblable de gestes dont le dessin ou le tracé ou la chaleur se seraient fixés dans le Modèle d’Absolu conduisant l’énergie. Paheli rend compte de cette attention avec une précision stupéfiante : qui est le fantôme, si ce n’est l’énergie universelle ayant été poussée dans le Cosmos avec sa charge de caresses ? Et il le dit, juste ciel ! cet esprit incarné. Il vante sa virilité dans des termes qui la mettent au travail dans le Cosmos, pas seulement dans le lit de Lachchi. Il parle de ses élévations qui seront aussi nombreuses que celle de la lune et du soleil. Ses pluies seront généreusement torrentielles. Et il n’éprouve aucune fausse honte à déclarer qu’il peut prendre la forme qu’il veut. Et pour cause. Il est l’élément même de l’inventivité des choses dans toutes les structures qui édifient le complexe. De tels aveux ne permettent pas de douter de la qualité ontologique de la puissance qui prend la forme de Kishna dans le scénario de Paheli. Lachchi a l’intuition de vivre une mesure d’exception :
— Je mène une vie si étrange… Peut-être ne saurais-je jamais ce que vous êtes pour moi. Notre relation…
— Elle est incassable.
Comment ne le serait-elle pas étant celle de l’influx qui meut le Rosch Primordial, en tête de la Création ? Créée par l’énergie, cette énergie qui ne se voit jamais :
— Votre image n’a jamais traversé mon esprit.
Comme si elle avait vu Dieu s’incliner devant elle et bénir sa matrice. Instant que le scénariste de Paheli a apprécié à hauteur de l’initiative cosmique dite Tzmtzoum.
— Seule une femme peut rendre un homme complet.
(Mais c’est Dieu qui parle à son épouse, la Création).
— Vous dites cela parce que vous êtes un esprit. Si vous étiez un humain, vous n’auriez jamais rien dit de si gentil.
Vrai mais triste. L’humanité n’a pas su résoudre la dualité homme-femme conformément au principe de justice qui en a été la motivation. Le film la raconte en imagerie humanisée mais c’est exactement ce qu’implique le principe du tzmtzoum vu dans son dynamisme et sur sa géométrie. Pour en maîtriser l’abstraction, il suffit de se représenter un cortex à deux hémisphères. À gauche le « qui Sait » avec ses trois aires du langage[3]. À droite le « qui Fait » qui ne dispose d’aucune libéralité comparable à celle qui émane de la faculté de parler. Il a la puissance végétative et fonctionnera comme il pourra, matériellement. L’idée en est clairement donnée par l’époux de Lachchi, Kishnalal avec ses comptes et ses préoccupations strictement commerciales. Tout marié qu’il vient d’être à une splendide créature, il lui tourne le dos dans le palanquin qui les transporte. Il semblerait qu’après avoir appelé la Création à se développer dans l’espace qu’il lui a offert, l’Eternel se soit, comme qui dirait, gratté la tête. « Il faut faire quelque chose pour cette femme ». D’autant qu’elle dévore avec gourmandise des baies, symbole fruitier des cycles évolutifs. Et elle joue avec son anneau de mariage comme si elle n’était pas sûre d’avoir à le porter au doigt. Conscient qu’elle puisse faire tomber un bijou de valeur, son époux le lui reprend. Il ne consommera pas son mariage, sous prétexte qu’il ne peut pas déclencher une passion qui n’a pas d’avenir. Et c’est raisonnable. Mieux vaut déléguer un fantôme qui prendra le temps d’allumer doucement la brûlure d’amour dans le corps féminin. L’énergie a donc été envoyée d’un hémisphère à l’autre, au tout début du commencement des choses. Le Créateur, dans un souci de justice, a ordonné ce transfert sensationnel. Miguel de Cervantès en consigne le principe dans un mot clé : « Podenco » qui peut s’entendre dans le sens de « ici voir l’effet de justice ». Ce terme apparaît dans la préface au deuxième tome des aventures de Don Quichotte. J’en ai longuement commenté le contenu dans La 23e lettre de l’alphabet hébreu. Je le dis car je ne suis pas un spectateur innocent en face de Paheli. Je ne crois pas qu’au jour d’aujourd’hui il y ait beaucoup de personnes au monde qui puissent se prétendre aussi bien équipée que moi pour en affronter le motif. C’est parce que j’ai pu en assumer toutes les intentions que je me suis trouvée en porte-à-faux par rapport à l’opinion de mes jeunes amis et lecteurs. Leurs réticences m’ont fait mesurer ce qu’est l’ignorance d’une information essentielle dans les esprits les plus ouverts. L’intellect nage dans le flou. Mais il ne sera pas difficile d’édifier des personnes qui ont lu une vingtaine de mes livres et qui connaissent la thèse du cerveau caché telle que l’expose La 23e lettre. Je les ai invités à partager la salade du soir afin de sacrifier ensuite trois ou quatre heures à une présentation commentée de l’extraordinaire Paheli.
Il faudra commencer par décrire la phase créatrice qui met en place le Rosch Primordial dans l’espace induit tout exprès pour le recevoir, selon l’idée qu’Isaac Louria s’en est faite. La structure appelée à être étant un cortex doué de parole, deux hémisphères s’accolent en elle, parleur bord interne. L’un d’eux est le « qui Sait » , l’autre le « qui Fait ». Le premier nommé reçoit les aires du langage et possède l’énergie qui va mouvoir l’organisme entier. Une délégation de cette énergie en soutient la vie végétative. Mais du point de vue de l’évolution et de la progression dans les couches, le « qui Sait » est nettement favorisé par rapport au « qui Fait ». Inégalité qui va créer à la longue un déhanchement dangereux entre les deux moitiés. L’une saura ce qu’elle est, l’autre ne comprendra pas ce qu’elle fait. Pour pallier ce danger dans un esprit de justice qui devient l’effluve sensible de la situation, le Créateur ordonne à l’énergie de prendre ses renseignements dans le cerveau caché qui contient l’alphabet hébraïque, de charger tous les documents qui en définissent le statut cérébral et de les apporter au « qui Fait » . C’est ce qu’évoque l’allitération Tzmtzoum. La première syllabe correspond au trajet que l’énergie effectue en « qui Sait » ; la seconde au vecteur qui se dessine dans l’espace « qui Fait ». À ces deux phonèmes et aux phénomènes qu’ils impliquent, le film fournit l’équivalence remarquable de la conversation entre le fantôme et Lachchi quand ils sont en face à face corporels pour la première fois dans la chambre conjugale. Il dit qu’il est un imposteur. Mais il vient par amour. Et c’est l’amour du Créateur pour sa création qui doit être imitativement ressenti dans la droiture d’une généreuse initiative divine. Le sentiment qu’il faut être juste s’accompagne de l’obligation d’éclairer la mesure prise, puisque la structure créée est un cortex, organe producteur de conscience. Le comportement du fantôme fait humainement la description des sentiments qui ont pu présider à l’opération dans l’état d’âme du Créateur. Un amour infini l’aurait accompagné, traduit par les cajoleries dont le fantôme n’arrête pas d’entourer celle qu’il aime. Roberto Rossellini disait un jour avec son humour que toutes les femmes qu'il a connues voulaient qu’il soit un grand metteur en scène. Mais toutes aussi lui aurait volontiers mis un tablier pour qu’il soit avec elle à la cuisine. Il pensait que le véritable motif de rupture et divorce résidait dans l’ostracisme de cette tendance d’âme. Effectivement, quand il est mari, Kishna ne s’occupe pas de sa femme, étant toute vigilance pour ses registres de commerce. Et c’est la grande correction qu’apporte le fantôme quand il est l’amant. L’amour devient le charme illuminant en permanence sa personne et sa geste. Les deux potentialités doivent s’équilibrer : la confiance dans l’absolutisme de la relation d’amour ne doit pas faire obstacle à l’activité. Cela se produira à la fin quand le fantôme intègrera le corps du mari matérialiste.
 
Une jeune fille que je ne connaissais pas était là, venue avec nos amis. Elle semblait fâchée par ce que je disais. Je m’en suis inquiétée. Elle a déclaré un peu vivement qu’elle sortait de la manifestation estudiantine contre le projet Contrat-Premier-Emploi du gouvernement. Elle a entendu Julien Clerc dire à la télévision que cette révolte répondait à une tout autre inquiétude que la réforme qui la polarise. Étant de cet avis, elle était surprise de se voir invitée à se convertir.... J’ai profité de son observation pour faire valoir l’opinion du fantôme à cet égard. Il n’entre pas dans le temple. Il ne respecte pas non plus les rites de mariage et se moque bien d’avoir fait ou non les sept tours de la consécration symbolique. Ce qui compte c’est la réalité des choses et du comportement. Et j’ai raconté l’histoire de ce rabbin qui demandait à ses ouailles quel était le plus grand malheur ayant historiquement frappé le Judaïsme. La destruction du Temple, dit l’un ; l’Expulsion de 1492, corrige l’autre et un troisième déclare que c’est la Shoah. Non, réplique le maître. C’est d’être devenu une religion. La communication ontologique du Sacré ne doit s’arrêter dans aucune forme de cristallisation symbolique. Le fantôme est de cet avis.
J’ai dit que la seule chose qui intéresse le fantôme, ce sont les archétypes du système de vérité. Aussitôt, plusieurs voix se sont élevées affirmativement. Pendant la course de chameaux, l’amoureux de Lachchi compose avec ses doigts des mantras inédits qui sont des indicatifs systémiques précis provoquant des faits à leur ressemblance. Il sépare les concurrents en deux groupes droite et gauche. Le passage d’un doigt par-dessus la crête osseuse de la main fermée entraîne la chute immédiate du plus habile des cavaliers. Dieu sait qu’il était élégant sur son vaisseau du désert, ce cavalier désarçonné. Sa position inclinée vers l’avant lui permettait en quelque sorte de voir le sol sans que la tête du chameau ne l’en empêche. C’est tellement expressif cette posture du corps. Elle montre à elle seule que le chameau est bien un signe divin. D’une part, il rumine, en l’honneur du critère Redoublement. D’autre part, son véhicule animal, à cause de son amble où les pattes se déplacent en même temps du même côté, représente la structure d’Absolu, bouche avancée, prêt à mâcher l’évidence. Une évidence que l’homme qui se tient sur la selle doit voir à la seconde où elle éclot. Positionnement initiatique par excellence. Grande différence avec l’assise sur la selle du cheval qui correspond à une phase cyclique antérieure, celle où les deux côtés de l’arbre évolutif sont à égalité. Je perds quelques minutes à rendre sensible la différence d’incitation symbolique à relever entre le chevauchement patte de-ci, patte de-là, d’un étalon de course et la contenance surélevée qu’exige le chameau. Je pense évidemment à la signification de l’égalité Oto = Uto = chameau = Shah Rukh Khan qui est doublement le héros de Paheli. Il est Kishnalal-mari et il est Kishnalal-amant. Mais il est aussi le producteur du film dont il est l’acteur sublime. Et dans et par cette action, car c’en est une, il achève de spécifier le sens qu’implique le fait de représenter l’énergie universelle dans la phase ontologique du tzmtzoum. Étonnant éclat vital d’un comédien qui se disait laid, petit et noir et qui devient d’une beauté insurpassable dans la faculté qu’il s’offre de figurer le lustre serein et impérial de l’énergie universelle. Je ne sais pas si l’on peut parler de transcendance vécue. Mais je crois que Shah Rukh Khan a raison quand il dit que Paheli raconte l’histoire d’une femme qui conquiert son indépendance. Il m’a fallu conquérir la mienne et de haute lutte pour arriver à dire que la posture sur chameau soit transcendantale au maximum de ce que l’être humain peut être en ayant tout simplement le regard fixé sur ce qui vient…



[1]R. Isaïe Bassan, in Le philosophe et le cabaliste, traduit de l’hébreu, introduit et annoté par Joëlle Hansel, Verdier éditeur, collection « Les Dix Paroles », Lagrasse 1991, p. 8
[2] Dessin emprunté au livre de Marc Alain Ouaknin, Mystères de la Kabbale, où il est accompagné de la légende suivante : Lettres et séfirot emboîtées les unes dans les autres comme la structure d’un « oignon ». Représentation de Rabbi Moïse Cordovero dans Assiss Rimonin, commentaires sur le Pardès Rimonim (Verger des grenades ») sixième portique (reéd. Jérusalem 1962) éditions Assouline, Paris 2000, p. 289.
[3] Cf. La 23 e lettre de l’alphabet hébreu. éd. M.L.L. Damville, 2005, pp. 140-143,149-154.

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