samedi 30 janvier 2021

Don Quichotte, ou le bréviaire de la clandestinité.

A propos du livre de Dominique Aubier
Don Quichotte prophète d'Israël

Par Lewin Vidal

 

Don Quichotte ou le bréviaire de la clandestinité





Il faut beaucoup de courage pour oser renouveler de fond en comble l'interprétation classique d'un chef-d'œuvre universel comme le Quichotte de Cervantès. L'entreprise semblait si audacieuse et risquée que personne n'avait encore songé à la tenter. Sans doute également parce que l'on ne renouvelle pas la signification d'une œuvre sans rompre avec certains préjugés sans se libérer d'une certaine vénération conventionnelle qui dresse inconsciemment des barrières à l'investigation critique, en limite la portée ou la profondeur.

Peur de l'échec, restriction mentale, crainte du sacrilège, ont trop souvent paralysé la critique littéraire. Malgré les brillantes intuitions et commentaires d'Unamuno, d'Ortega y Gasset et de Madariaga, le sens de cette curieuse aventure picaresque, dans l'ordre de la pensée philosophique, restait obscur, étrange.

Salvador de Madariaga a essayé, à plusieurs reprises, de poser et de résoudre cette question fondamentale. Le titre de son essai, Guide du Lecteur du Quijote, suggère l'existence dans la pensée de Cervantès d'une idée directrice. Malheureusement, le sous-titre essai psychologique ramène inévitablement son investigation dans des limites étroites. La signification de l'ouvrage cervantin demeure voilée.

« Le Moyen-Âge, écrit-il, ignorait toute distinction entre l'esthétique, l'éthique et la philosophie… Il est difficile de se résigner à croire que l'impulsion première de cette splendide création fut une simple impulsion de critique éthique, peu importante d'ailleurs. Il est plus qu'évident que Don Quichotte fut créé par l'inspiration. »

 Et d'ajouter : « Vue de près, l'attitude de Cervantès nous apparaît comme un système complexe de motifs dont le moins important est celui qui figure ostensiblement dans l'intention expresse : la guerre aux livres de chevalerie. Ce motif n'est qu'un prétexte. Son œuvre est pleine d'observations, d'indications et d'explications. »

Là s'arrête la perspicacité de Madariaga, comme si le poids des conventions littéraires ou l'auréole de prestige de l'œuvre interposaient un voile entre l'écriture et son sens, entre l'apparence et la réalité. Comme ses prédécesseurs et successeurs espagnols, ce grand penseur se fourvoya dans les sentiers de la critique psychologique et esthétique.

Sous la plume d'Unamuno, le Quichotte trouve une autre dimension, celle de l'épopée chrétienne, l'aventure du Christ espagnol. Du chef-d'œuvre psychologique on passe au traité de théologie. Unamuno n'hésite pas à mettre en parallèle la théologie chrétienne et la « théologie quichottesque », l'œuvre de Cervantès et l'Epitre aux Galates. Puisqu'on ne saurait concevoir au XVIè siècle un chevalier sans couleur ni idéal, sans un message à livrer, pourquoi limiter l'enquête à l'environnement spirituel chrétien et ne pas situer l'œuvre dans la société espagnole de l'époque, si largement ouverte à d'autres modes de pensée et à d'autres traditions religieuses que la catholique ?

 

Intriguée par certaines parentés de forme et de fonds entre l'aventure spirituelle de l'hidalgo et les modes de la pensée juive, Dominique Aubier a consacré une dizaine d'années à l'étude du Quichotte. Elle livre aujourd'hui les premiers résultats de cette prodigieuse enquête parue sous le titre Don Quichotte prophète d'Israël. L'intitulé téméraire et provocateur de cet essai dépasse sans doute quelque peu les limites que l'auteure assigne à ses premières conclusions. Il ne s'agit pas d'une judaïsation arbitraire du Quichotte, mais d'une parenté bien étrange entre l'hidalgo et Israël. Pour certains, c'est déjà trop pour qu'on ne fasse autour de ce livre la grimace ou le silence.

Pourtant, l'auteure ne nous prend pas au dépourvu. Déjà, il y a deux ans, elle offrait une explication de l'hispanidad en deux volets : le mythe du taureau et l'influence de la culture sémitique dans la sensibilité et l'intelligence espagnole (voir Deux secret pour Une Espagne).

 On s'attendait à un troisième volet : son dernier ouvrage dépasse toutes les espérances. Si la découverte est fondée, elle est de taille. En voici l'essentiel, dépouillé de la richesse de l'argumentation et du foisonnement des preuves rapportées.

 


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Le 9 Ab de l'an 70, le roi Nabuchodonosor fit détruire le temple de Jérusalem. Un 9 Ab (31 juillet 1492), les juifs d'Espagne prennent le chemin de l'exil. De cruelles persécutions, puis l'institution du « Saint Office de l'Inquisition », précèdent ce décret d'expulsion (Décret d'Alhambra) qui devait, dans l'esprit de ses auteurs, apporter la « solution finale » de la question juive en Espagne.

Moins d'un siècle après l'instauration du Tribunal, un écrivain de 58 ans, auteur estimé sans être célèbre, publie la première partie d'un roman dit de « chevalerie », imitation et parodie d'un genre à la mode : Les aventures de l'ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche. L'ouvrage connaît d'emblée un succès fabuleux ; la première édition est tirée à 30 000 exemplaires, chiffre énorme pour l'époque, et rapidement traduit en plusieurs langues. Pourquoi ce succès exceptionnel ? Pourquoi Cervantès a-t-il marqué son roman du signe de la folie, pourquoi l'a-t-il émaillé d'incertitudes et de mystères ?

Dominique Aubier répond : « le Quichotte pourrait bien être un livre inspiré, écrit dans le but d'assurer la survivance du judaïsme espagnol arrivé au terme d'une histoire culturelle millénaire, brutalement interrompue par l'Inquisition et l'exil. La foi mosaïque, menacée de sombrer dans l'oubli, réclamait un nouveau prophète qui sût rassembler les trésors spirituels d'Israël en une somme capable de survivre au déchaînement de l'antisémitisme religieux. A Cervantès aurait été dévolue la mission de déposer cet héritage, destiné aux enfants d'Israël et aux nations, dans un ouvrage de forme romanesque mais qui serait en réalité une œuvre de foi. Ce stratagème devait sauver les trésors spirituels d'Israël jusqu'au jour du retour possible à la lumière. Cette ruse de l'Esprit persécuté serait à l'origine d'une des plus grandes méprises de l'histoire littéraire. Derrière de récit des prouesses et mésaventure d'un chevalier errant, sorte d' « illuminé », l'auteur a glissé un réseau de symboles, de références hébraïques, de rappels de la foi mosaïque, au total, un véritable enseignement moral et théologique clandestin. »

A ceux que l'exil ne peut libérer de l'apostasie, pour les « conversos » ou « marranes », ces « chrétiens judaïsants », suspects et honnis, dépouillés des livres sacrés, privés de signes et de rites, Cervantès offre un aide-mémoire de la Foi, un signe d'espoir. Conformément à la  tradition, la Synagogue refuse le combat par les armes et choisit l'exil sur place, maquillant et travestissant son message dans un ouvrage digne de figurer dans toutes les bibliothèques de l'époque, des plus romaines et apostoliques qui soient.

Dominique Aubier prend soin, à juste titre, de rappeler l'atmosphère morale et religieuse de l'époque. Lorsque Cervantès remit pied sur la terre d'Espagne en 1580, la querelle entre « conversos » et les « vieux chrétiens » suppure dans sa phase ouverte. C'est tout le peuple espagnol qui veut, par souci de sécurité, établir la pureté de son origine et la noblesse de son sang. Or le Quichotte ne vit précisément lui-même que pour une certaine idée de la pureté et de la noblesse. Mais laquelle ?

Les premières lignes du roman fournissent les premières indications à ce sujet. Cervantès y trace en quelques touches rapides et précises le portrait complet de l'hidalgo, tant physique que moral. Déjà apparaissent dans ces dix lignes d'ouverture une série de notations curieuses, de détails apparemment anodins ou simplement cocasses que l'auteur nous invite à ne pas négliger. L'ensemble du roman est également parsemé d'allusions énigmatiques. Pour en discerner le sens, une bonne méthode consiste à rechercher le fil conducteur qui pourrait les relier, l'idée directrice qui préside au découpage de l'action, justifie l'entrée en scène ou la disparition soudaine de certains acteurs. Il est utile aussi de noter certaines concordances assez évidentes pour susciter la recherche d'un intention cachée, l'établissement des rapprochements entre personnages et épisodes qui paraissent s'imposer d'eux-mêmes.

Parallèlement à cet inventaire des signes et des concordances, Dominique Aubier s'attache à cerner le portrait moral des personnages, à noter minutieusement leurs gestes et leur comportement, à décrire leur apparence physique et leur accoutrement. Ainsi scrutés dans leur totalité, certains acteurs prennent figure de symboles. Admettons l'hypothèse et voyons quelle est la méthode critique employée.

On peut regretter que l'auteure n'ait pas adopté une forme d'exposition qui mit en évidence et classa les preuves de sa thèse, par nature et selon les disciplines dont elles relèvent. Certes, un classement méthodique des preuves puisées aux différentes sources de la critique historique et littéraire eut renforcé la thèse. Adoptant l'aspect d'une thèse universitaire monumentale, savamment ordonnée, émaillée de multiples références et citations, qui ne manquent d'ailleurs pas à l'ouvrage, celui-ci eut peut-être gagné en pouvoir de conviction, mais eut perdu ce précieux et séduisant élan qui anime la pensée et le style de l'auteure, La primauté de l'analyse linguistique sur l'étude historique est certaine, sans traduire pour autant une négligence vis-à-vis de la vérité historique. Elle est rendue nécessaire, semble-t-il, par la dimension restreinte de l'ouvrage.

Cervantès n'a-t-il pas voulu, lui-même, suggérer cette voie pour l'interprétation de son œuvre ? « En traduisant, écrit-il, d'une langue à l'autre… on fait justement comme celui regarde au rebours les tapisseries de Flandres : encore que l'on en voit les figures, elles sont pourtant remplies de filets qui les obscurcissent… » La traduction du Quichotte serait-elle plus grave de conséquences que tout autre quant à la compréhension de l'œuvre ? « On ne saurait lire sans attention, note Dominique Aubier. L'attention consiste en matière de lecture à pénétrer le sens des mots jusqu'à la couche profonde de l'étymologie et du mystère de parler. C'est là le premier principe de l'art de lire. Le second tient à la mémoire : conserver les significations découvertes afin de les associer selon leur logique sans laisser s'égarer aucune des possibilités de raisonnement qui sont en elles. »

L'analyse linguistique est l'outil par excellence des recherches auxquelles se livre l'auteure. Le choix des mots espagnols qu'effectue Cervantès, leur combinaison, les jeux de mots qu'il commet comme pour exciter l'imagination conduisent à des rapprochements de sens, à des analogies conceptuelles entre l'idée apparente exprimée par l'hidalgo et certains thèmes connus de la pensée juive. La similitude entre certains thèmes ou expressions castillanes et certaines expressions hébraïques est en effet frappante. De plus, certaines expressions à double sens apparaissent de préférence lorsque l'hidalgo ou le narrateur expriment une idée exemplaire, un précepte ou lorsqu'ils insistent sur une particularité notable de leur récit.

« Cervantès, dit Dominique Aubier, émet comme en morse des messages sibyllins qui se font efficaces. La persistance des expéditions de signaux agit sur la conscience et l'alarme. L'étrangeté des signes la gêne et la réveille ». La critique classique, accablée par l'abondance des images floues et éblouie par le prestige de l'œuvre, versait facilement au compte de la fantaisie ou du fantastique les signes et les symboles obscurs.

Pour l'explication de ces symboles, Dominique Aubier fait appel à une technique originale : la science kabbalistique. 

« Celle-ci repose sur une phonétique du langage et des langues selon laquelle la langue sainte, l'hébreu, résonnerait dans la conque des langues profanes, où l'oreille exercée peut percevoir ses échos. La difficulté consiste à trouver les correspondances quand les langues que l'on veut rapprocher ne sont pas si voisines et appartiennent à des systèmes idiomatiques aussi dissemblables que l'hébreu de la castillane… C'était une tradition courante au Moyen-Âge de percevoir le son hébreu — pour qui le connaissait — présent dans les langues latines. Mais l'apparentement par le son ne prenait sa valeur que s'il reflétait parallèlement un apparentement aussi sensible dans le sens… »

La question est de savoir si Cervantès connaissait suffisamment l'hébreu pour l'introduire subtilement dans le texte espagnol, comme un fil d'or passé dans la trame du langage castillan. Le contraire n'est pas prouvé. Dominique Aubier est affirmative : « Un lecteur hébraïsant, rompu à l'usage de l'herméneutique, reconnaît aisément l'application à la langue espagnole des règles aggadiques, l'emploi des techniques bibliques dans n'importe quel texte lu attentivement : jeu de mots, allusions, métaphores appuyées sur des symboles canoniques, citations à fleur de texte, vocabulaire spécieux d'origine théologique, passages séparés que le sens voudrait réunir, noms phonétiquement audibles en hébreu, répétitions significatives, terminologie arrêtée dans son sens allégorique, mot employé pour un autre, selon une décision unique et fixe… »

L'auteure fournit de nombreux exemples, tirés du Quichotte, de cette technique kabbalistique du verbe, de ces combinaisons de lettres ou acrostiches, de permutations des lettres et des mots. La traduction du Quichotte fait évidemment disparaître irrémédiablement toutes ces pistes sémantiques. Ces prouesses de la forme, ces subtilités du langage cervantin seraient-elles au service d'une pensée ? Toutes ces analogies et apparentements de langage n'ont de sens qu'en vue de l'édification intellectuelle du lecteur. Traduire le Quichotte, entreprise périlleuse, équivaut à effacer les allusions significatives pour ne garder que le sens apparent. Dominique Aubier entend au contraire le restituer et nous faire découvrir par là-même le sens profond de l'œuvre. Elle nous invite à franchir, pour cela, plusieurs étapes dans l'intelligence du texte.

« Le Quichotte, écrit Dominique Aubier, est l'histoire d'un lecteur. La condition de l'Hidalgo n'est pas étrangère à la manière de lire qui fait l'objet du débat unique et primordial entre le héros et le monde. Comment lire, et que lire ? »

 

Comment lire le Quichotte ?

Par une analyse méthodique des termes cervantins, en recherchant successivement leur sens allusif, leur sens allégorique, puis leur sens philosophique, voire mystique. Dominique Aubier définit ainsi les trois étapes de la lecture véritable : la lecture littérale, qui a fait le succès de l'œuvre hors d'Espagne, la lecture analogique ou symbolique, et finalement la lecture secrète, fondée sur la connaissance de l'herméneutique, la seule qui puisse convenir à une œuvre prophétique (p. 47 à 76). On ne peut accepter à la légère, sans inquiétude, cette conclusion à laquelle nous amène l'auteure, comme ce pourrait être le cas d'une interprétation présentant le Quichotte comme un bréviaire de la foi catholique. Au contraire, cette thèse qui en fait le bréviaire de la clandestinité juive aux XVIè-XVIIè siècles, inquiète, scandalise et met en colère plus d'un exégète de la littérature espagnole du siècle d'or.

Bien sûr, tout n'est clair dans ce roman et toute novation dans la matière requière prudence et circonspection. Mais le droit à la recherche peut-il admettre des limites ? De quel argument user pour déclarer que la conjecture, si elle est conseillée, n'est pas libre d'être poursuivie dans telle direction et au-delà de telle limite ? Entre l'accord sans examen préalable des preuves et le refus catégorique, trop hâtif pour être fondé, je proposerai une troisième réponse provisoire mais qui ne ferme pas la porte aux recherches, au dialogue critique et courtois ; cette hypothèse est la suivante :

1. Dominique Aubier apporte un tel nombre de pièces à conviction qu'il n'est pas possible de les refouler en bloc. Elles doivent être versées au dossier.

2. L'interprétation des pièces et signes est une autre question. Ou bien l'on propose une explication valable, différente de celle de l'auteure, ou bien il nous faut retenir provisoirement cette dernière.

3. Dans ce cas, il est encore possible de retenir une explication commode bien qu'ambiguë de la thèse : Dominique Aubier n'aurait-elle pas appliqué involontairement à la lecture du Quichotte un schéma intellectuel, un cadre de pensée, une technique discursive qui lui sont devenus familiers et naturels ? Si cette forme de pensée, cette faculté de discerner, au-delà des signes apparents du langage, une autre réalité totalement étrangère au lecteur non initié lui a permis de révéler tant de concordances surprenantes, n'est-ce pas tout simplement parce que la technique talmudique, kabbalistique, à l'image des mathématiques, est un instrument d'analyse qui peut être utilisé aux fins les plus diverses, sans que pour autant l'objet analysé ait été construit sciemment selon un schéma talmudique ou mathématique ?

Il n'en reste pas moins que cette structure mathématique, par exemple, de l'œuvre d'art, qu'elle soit l'expression d'une volonté de construction ou celle d'un hasard génial, donne au message artistique une valeur accrue. Quoi qu'il en soit, une porte est désormais ouverte qu'aucun esprit curieux et objectif ne peut refermer sans un examen attentif des faits.

Cette thèse étant proprement révolutionnaire, nous sommes en droit d'être exigeants quant aux preuves. Aussi je demanderais, personnellement, à l'auteure, de compléter le dossier par l'exposé des faits historiques qui étayent le décryptage littéraire du roman cervantin. Dominique Aubier est sans doute en mesure de répondre aux questions des historiens en brossant en particulier l'histoire de Cervantès et de son époque, le tableau du contexte social et religieux dans lequel mûrit la pensée de l'auteur, en recensant ses rapports probables avec le monde judéo-chrétien de son époque*. C'est dire qu'au travers de cet ouvrage magistral l'enquête sur le sens véritable du Quichotte ne fait que commencer.

Tout était à faire ; Dominique Aubier a choisi, après des années de travail, de livrer ses découvertes sans ménagements ni détour à l'appréciation des lecteurs avides d'explications. Quel que soit le degré de créance que chacun lui accorde au départ, il n'est pas permis à un esprit curieux et honnête de négliger cette thèse révolutionnaire ou d'en rejeter les conclusions sans un examen approfondi.


Lewin Vidal

A propos de Don Quichotte prophète d'Israel

(édition Robert Laffont 1967, réédition 2013 éd. Ivréa-Gallimard)

 

* Dominique Aubier a répondu à cette demande, dans les cinq ouvrages exégétiques qu'elle a consacrés à Don Quichotte.

 

vendredi 22 janvier 2021

Qu'est-ce que l'Europe, quel est son avenir ?

Qu'est-ce que l'Europe ?

Quel est son avenir ?


Dominique Aubier répond aux questions de M. Sacha Horowitz, concernant l'Europe, son sens, sa vocation. (Archive 2004)



Qu'est-ce que l'Europe ?

A mes yeux, c'est une superstructure politique composée d'Etats, de nations ayant chacune leur unité linguistique et leurs chartes internes, qui cherchent à s'organiser en entité d'englobement avec des moyens et à partir de concepts qui reflètent l'état d'esprit de ceux qui l'ont voulue. Il n'est pas certain que le rêve qui, il y a moins de cent ans, a engendré l'Europe réponde aux besoins de la puissance qui doit s'élever dans la réalité. Mais c'est l'éternel problème de l'adaptation à la nouveauté. Sur quels automatismes s'invente-t-elle tandis que son curseur change de place dans le cours d'une progression ? Il serait bon de les connaître. Le savoir officiel en la matière est loin d'apporter les éléments d'intelligibilité nécessaire.


Qu'est-ce qu'être européen pour chacun d'entre nous ou pour vous personnellement ?

Etre européen, c'est se reconnaître une citoyenneté d'englobement super-nationale, définie par les conventions qui fondent actuellement le statut spécifique de l'entité Europe. Pour moi, cette adhésion à ce qui est ainsi institué n'est qu'une étape provisoire à laquelle je ne prête pas longue vie…


L'Europe est-elle monothéiste ? Chrétienne ? Gréco-romaine et donc païenne ? Latino-celto-slavo-germano-anglo-saxonne ? Quelle place donner aujourd'hui à ces différentes composantes, datant de la préhistoire à l'ère contemporaine ?

Le passé offre un patchwork de différences inconciliables qui traînent derrière elles les méfaits : guerre, révoltes, conflits, situation détestable à laquelle a voulu répondre le principe fondateur de l'Europe, par là où, mettant en quelque sorte tous les anciens ennemis dans le même panier, il les contraint à pacifier leurs rapports. C'est un point de vue pratique qui a sa part de réalisme. Aucune négociation même bien menée n'abolira jamais les arrière-pensées qui surgissent sur les lieux mentaux des conditionnements anciens. Le problème est de ne pas les présenter et c'est là le hic : l'Europe n'a pas fait sa psychanalyse et la culture rationaliste, rayon et moyeu de sa roue de fortune, n'est pas équipée pour réussir la performance. Nous sommes en face d'une obligation de surélévation de synthèse que nous n'avons pas les moyens intellectuels d'opérer. Il faut en prendre conscience et pour cela accepter, peut-être, des instructions autres que celles qui nous laissent gros jean comme devant.


L'identité européenne est-elle une question de passeport ? De valeurs ? De racines ? De terroirs ? D'ascendance ? D'adoption ? Dans quelle mesure chacune de ces conditions sont-elles nécessaires pour être européens ? Qu'en est-il des communautés et individus d'origine non européenne ou juive ?

Mieux vaut avoir un passeport européen, ne serait-ce que pour détenir un document qui symbolise le niveau d'appartenance au statut de synthèse (mot valise mais il a sa commodité) qui doit être celui de la psyché européenne. Je considère comme tout à fait irréaliste la négation des cercles de détermination qui font socle sous un individu. Les emboîter l'un dans l'autre me paraît l'unique manière de les assimiler, pour cela il faut que l'individu renonce à grossir et cancériser une de ces ondes. Elles doivent agir en lui pour soutenir son être et l'enrichir en vue d'une effusion qui sera fort utile à l'ensemble si elle est vécue dans le registre de la vitalité devant surgir au plan où la modernité inventerait une manière de pensée adaptative.

Ce nouveau mode de penser — à créer, mais il est concevable — devrait sublimer sans peine les enracinements dans les couches de diversification qui font, qu'on le veuille ou non, la géologie de l'être. Mes livres en témoignent, un appareil de lecture psychologique équipe ma pensée qui me rend fascinante la rencontre de tout individu particulier : je me règle pour lui parler sur ce que je vois qu'il apporte et j'essaie de l'amener à partager ce type de lucidité. Je n'y réussis pas toujours mais j'obtiens de bons résultats, plus souvent qu'on ne serait tenté de le croire a priori, tant il est vrai que le réel pense en nous au présent de l'indicatif et il n'est d'attitude meilleure que se laisser faire par la pensée que la Vie et le Temps mettent à l'ordre du jour.

Un effort de synthèse qui aurait la dimension anthropologique voulue ne verrait aucun obstacle dans une origine non européenne, pour autant qu'elle soit d'un partenaire à la même hauteur de réflexion. Pour ce qui est du judaïsme, je pense qu'il est un des éléments essentiels dans la révision des idées et des acquis devant aider à constituer une vision de l'Homme dans la Nature et de l'Esprit dans l'Histoire qui réponde à la sollicitation actuelle du Temps.


Quel rôle les Européens peuvent-ils jouer aujourd'hui dans le monde et dans leurs propres sociétés, à titre individuels, afin de stimuler une démarche collective vers l'essentiel ?

C'est la question-clé. Il faut d'abord qu'une élite se détache du consensus qui gère actuellement les idées, dans nos sociétés démocratiques devenues des paniers à crabes, singulièrement en France. La chance, ce serait que quelques individus se regroupent, parmi ceux qui sont capables d'échapper à la sinistrose de l'autosatisfaction nationale, en ayant le courage de quitter le scaphandre mental de leur propre ego. Des entretiens sérieux peuvent être conduits, même à la télé, à condition que le meneur de jeu ne soit pas éternellement un de ces esprits-scorpions dont les mœurs récentes de la presse et de la communication censurée ont aiguisé les pinces. Il ne serait pas difficile de faire un montage de portraits, comme il y en a pour les fous rires, délivrant l'image fondatrice de ces états d'affirmation critique et malveillante dont les mesures de rétorsion, rapides et brèves comme des morsures, font échouer les discussions. Trop souvent le régisseur qui sélectionne l'image passant à l'antenne coupe la parole à quelqu'un qui s'apprêtait à sortir du convenu, du convenable, du conventionnel, ayant lui aussi le réflexe toxique du scorpion.

Quant à la chance, puisque ce mot m'est venu à la bouche, je la vois dans la situation qu'a créée le discours du président Jacques Chirac, sur la primauté de la laïcité dans nos sociétés avancées (décembre 2003). A mon sens, l'importance de sa prestation n'a pas été mesurée à hauteur de sa juste et audacieuse vibration. Une onde a soudain traversé le temps, séparant les bruits et les fureurs du passé d'un climat possible, dans un régime de pacification immédiatement vivable. Toute une chaîne d'effets feront peu à peu jurisprudence, modifieront du tout au tout les rapports des individus avec l'état d'esprit que l'effort de synthèse doit constituer et qui ne peut s'élever qu'à l'abri d'une laïcité absolue. La laïcité, c'est l'air respirable pour toute intelligence cherchant à dépasser le marasme faussement civilisateur qui trouble les consciences, dans l'humanité actuelle. La laïcité est le seul principe méthodologique qui permette l'expression des idées touchant aux particularismes, aux instincts grégaires, aux arguments tricheurs qui font tampon entre les êtres et les groupes, à supposer que quelqu'un accepte d'en dire la vérité.

J'y suis, quant à moi, toujours disposée, convaincue de faire que la synthèse obtenue parle à ma place, en bouche de vérité universelle comme celle dont on dit qu'à Rome elle mord la main des menteurs. Je n'en parlerais pas sottement par anticipation se cet outil de pensée n'était constitué. La Face cachée du Cerveau, dès sa première parution en 1989, a procédé au relevé de synthèse des valeurs prônées par toutes les traditions. Les règles apparues concordent pleinement avec les descriptions cérébrales de la Science. C'est, en deux tomes, l'ouvrage de la réunification des esprits. Il aurait pu agir depuis lors, si l'étroitesse de la pensée unique ne l'avait bâillonné. Mais peu importe. La troisième édition paraît en ce moment. Elle s'offre à point nommé, dotant ceux qui veulent comprendre de la documentation nécessaire. Le filtrage accompli est suffisant pour autoriser, partout dans le monde, le surplomb de lucidité qui mettra la paix dans les consciences sans les obliger à perdre le goût de leurs affinités. Avec ce livre, l'avenir a son billet de loto. A la France, à l'Europe, à ses intelligentsias, d'en faire le lot gagnant pour enrichir l'esprit du monde.


Les ouvrages de Dominique Aubier sont disponibles sur le site de l'Auteure.

— La Face cachée du Cerveau, 4ème édition

— The Hidden face of the Brain (traduction en anglais).



samedi 16 janvier 2021

Découvrez le nouveau site Internet de Dominique Aubier.

 Découvrez : le nouveau site Internet de Dominique Aubier.

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