Le secret du rire
par Dominique Aubier
1. Une affaire de cerveau
S'il est vrai que l'humanité n'a d'autre vocation que s'intéresser à elle-même, le premier thème dont elle devra faire objet d'étude sera son cerveau parce qu'il est l'organe de la conscience. La conscience nous a été donnée pour que nous nous servions d'elle. Il serait curieux que son usage ne se retourne pas sur l'énigme que nous sommes à nous-mêmes.
Pourquoi sommes-nous là, sur terre, dotés d'un temps de vivre assez bref, avec un organisme mortel, l'embarras de vivre au quotidien une enfilade de banalités, tandis que la peur de l'inconnu stagne au fond de nos psychés, même si l'on est optimiste et confiant ? Si ces aspects de la réalité qui façonne le vécu ne sollicitent pas l'intelligence, alors certes, on peut se contenter de s'asseoir devant un mur et attendre de la sensibilité caressée par le silence intérieur de dire ce qu'elle éprouve. Bien des traditions vantent encore la posture comme le seul recours à la maîtrise de soi. Je sais bien, pour l'avoir longuement pratiquée, à quoi sert la méditation assise sur le coussin. Je n'ignore pas qu'elle permet au système nerveux de manifester son ordre. Je puis en effet prends note de l'image qui monte de moi-même à ce sujet. En admettant que j'y parvienne toute seule, que ferai-je de ce relevé, si ce n'est le soumettre à l'intellect pour qu'il en tire leçon à enseigner ?
2. Une affaire de marionnettes
A ce titre, nous sommes comme les marionnettes de Roubaix, qu'une tige de fer relie à la poigne du manipulateur et qui reçoit de là les impulsions qui provoquent ses mouvements. J'aime beaucoup les marionnettes de Roubaix. Elles mettent en image une conception drue et forte de la créature humaine. L'image en bois représente un individu ayant réellement vécu dans le milieu environnant. Sa silhouette peinte est suspendue à une barre métallique assez longue, qui se termine en haut par une prise pour la main. Le maître du jeu doit avoir une solide préhension sur la poignée pour imprimer ses intentions à la raideur de la hampe qui les transmet à la figurine. Quand on assiste au spectacle, on ne voit pas le mécanisme qui meut la marionnette. Celle-ci parle et agit en croyant commander elle-même à sa parole et à ses actes. Elle ne sait pas qu'un tuyau la tient sous la dépendance d'une volonté qui n'est pas la sienne. Et ce qui me séduit, dans l'interprétation que les marionnettes de Roubaix font de cette dépendance, c'est la roideur du tube qui relie la figurine à la main qui la dirige. Les marionnettes de Java, si bellement translucides, sont mues par des fils nombreux qui évoquent les dendrites des neurones dont les chimies obéissent à des directives venues de l'au-delà. Des cellules rangées dans un contenant lui-même assujetti à la moitié « qui Sait »…
3. On chatouille le cerveau
Je voudrais, à ce propos, vous raconter une histoire.
Récemment, des médecins californiens ont découvert que la zone du rire se trouvait dans l'aire du langage, occupant une superficie de 2 centimètres sur 2, sur le gyrus frontal supérieur gauche. Que le site rieur soit inscrit dans la zone qui fournit à l'être humain sa particularité parlante n'a rien d'étonnant. On sait que le rire est le propre de l'homme et que les animaux ne rient pas. Que preuve objective en soit donnée n'est pas à dédaigner. Mais ce n'est pas là ce qui émeut dans les compte-rendus d'observations publiés par les praticiens américains, dans la fameuse revue Nature. Le surprenant réside dans le fait que les stimulations électriques qu'ils ont effectuées sur le site découvert comme étant celui qui fait rire se soient accompagnées d'une manifestation concomitante du sens. La patiente dont on chatouillait la zone d'allégresse identifiait immédiatement quelque chose de comique dans l'environnement. Un phénomène du même genre se produit lorsqu'on respire les gaz dits hilarants et aussi lorsqu'on chatouille une personne. Cela montre que la capacité de rire influence tout l'organisme et pas seulement les muscles de la face quand ils étirent la bouche laissant voir les dents. La rate se dilate et lâche des globules rouges qui aident à mieux respirer. Le rire fait du bien. La médecine moderne a découvert que la gaieté d'esprit était le remède le plus sain et le plus sûr pour arrêter certains dégâts maladifs.
Mais revenons à l'expérience des praticiens. Si le rire de leur patiente avait été provoqué par la découverte de la chose rigolote, il n'y aurait pas lieu de philosopher. Nous en sommes tous là, à rire de ce que nous voyons, quand un fait biaise avec sa norme. C'est le talent typique des comiques. Ils développent des actes ou des propos qui s'agrandissent en marge de leur cohérence naturelle. On rit quand le sens de quelque chose n'est pas emboîté dans sa cohésion. Sitôt qu'elle est perçue, la différence fait qu'on s'esclaffe.
Que s'est-il passé dans l'affaire des médecins californiens pratiquant des stimulations électriques sur les cerveaux de certains épileptiques ? Ils ont constaté qu'en touchant un certain lieu de la zone de phonation, ils provoquaient l'hilarité. Ils en ont déduit que la faculté de rire faisait partie de l'aire du langage et ils en ont trouvé le site. Rien que de très ordinaire pour la science des localisations cérébrales. Une précision s'ajoute à ce qu'elle savait déjà. Aussi n'est-ce pas ce fait qui fait surprise. C'est la réaction produite par la personne subissant la stimulation. Elle a ri, bien sûr, cette femme. Et elle a aussitôt trouvé une raison objective à son amusement. Elle a désigné, dans la salle, la chose comique supposée être à l'origine de sa gaieté. Pourtant objectivement, l'origine, c'était la stimulation électrique. Le cerveau de la patiente semble n'avoir pas accepté que son rire soit privé de sens. Il a voulu qu'une cause soit mise en évidence. La stimulation a provoqué le repérage d'une chose comique. L'effet n'a rien de surprenant pour qui songe à la relation « qui Sait » - « qui Fait ». Un échange latéral s'est produit dans le cortex de la malade. Rien que de très normal, du point de vue de l'orthodoxie fonctionnelle. Mais d'où est venue l'impulsion qui a suggéré la reconnaissance de l'objet faisant sens ? Le message n'était pas dans l'électricité.
Les médecins ne s'y sont pas trompés. Ils ont observé que le vent du sens passait par le rire et que, peut-être, le sens précédait le rire. A moins que le rire suive le sens. Mais alors, de très près.
4. Le savoir qui réjouit l'intelligence
Le journaliste qui a écrit l'article auquel j'emprunte ces renseignements dans le numéro d'Informations médicales du 12 février 1998 s'appelle Vincent Bargouin. Lui aussi, visiblement, s'est gratté la tête. Il s'est demandé qui unit le sens au rire ou le rire au sens. Et de mentionner la grande question philosophique : L'existence précède-t-elle l'essence ou est-ce le contraire ? Ce qui se traduit en une seconde question : le rire vient-il avant ou après le sens ? Ou en même temps ? Nous voilà tout près du but de notre enquête. Pour détenir la connaissance qui déciderait de l'Art de vivre le mieux ajusté à la condition humaine, il suffirait de saisir l'entité « sens ». Viendrait-elle avec le rire ? J'y songe à cause du surnom que l'on a donné à la connaissance initiatique : le Gai savoir. Le savoir qui fait rire l'esprit, le savoir qui amuse la parole, le savoir qui réjouit l'intelligence.
Je suppose que, dans votre hâte à le connaître, ce sens, vous donnez tout de suite votre langue au chat. Savez-vous ce que cela implique, donner sa langue au chat ? Madame de Sévigné, quand elle renonçait à deviner quelque chose et acceptait de se le faire dévoiler par un tiers, disait qu'elle donnait sa langue aux chiens. Le chien symbolise le message. Notre marquise avait raison d'attendre du message qu'il dise ce qu'il contient. En épistolière patentée, elle se doutait bien que c'était du ressort du courrier.
Mais le chat ? Que symbolise-t-il ? Le Dictionnaire des locutions nous avertit que ce mot est fréquemment utilisé dans des expressions inexplicables par l'expérience culturelle. Pour avoir l'intelligence de ces formules, il faudrait au préalable effectuer un travail sur les signes du langage. Donc, chat renvoie à ce qui fait sens dans les signes du langage. Si par hasard le sens parlait en hébreu, nous saurions tout de suite ce qu'il faut faire quand on ignore quelque chose et que l'on renonce à chercher : s'adresser au chat. Autrement dit au verbe faire à l'impératif, seconde personne du singulier. Quand tu ne sais pas, regarde ce qui se fait là. Regarde dans le faire. Tu y verras le sens. A condition de bien le lire…
5. L'endroit du sens
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire