vendredi 26 novembre 2021

Théologiens de toutes religions, venez à Carboneras…

« Théologiens de toutes religions, venez à Carboneras… »

Article de Claude Bonnefoy,

Paru dans la Revue Arts



Dominique Aubier est sensible aux signes du hasard. Tandis que son essai Don Quichotte prophète d'Israël sortait des presses de l'imprimeur, l'armée américaine perdait une bombe atomique en Espagne, à 40 km de Carboneras où elle réside. « Alors que mon livre apporte une certitude de construction, la bombe signifie l'inverse, une certitude de destruction… »

Mais qu'est-ce que Don Quichotte prophète d'Israël ?

Dans son essai précédent, Deux Secrets pour une Espagne, Dominique Aubier, commençant par ce qui était la conclusion de quinze ans de recherches, affirmait que la singularité de l'Espagne provient de ce qu'elle a reçu, contrairement aux autres pays chrétiens, le message de la pensée juive. En Espagne serait réalisé l'accord des cultures catholiques, juives et arabes. Pour expliciter cette pensée, Dominique Aubier analyse aujourd'hui Don Quichotte, le livre qui incarne la pensée espagnole.


Un livre clé

Dans l'œuvre de Cervantès, Dominique Aubier découvre une parole prophétique nourrie de la gnose judaïque, mais en même temps parfaitement adaptée à la réalité profonde, secrète de l'Espagne. Et déjà, poursuivant plus loin ses recherches dans ce sens, elle prépare d'autres essais. Mais comment une romancière française, catholique, a-t-elle été amenée à considérer Don Quichotte comme un livre clé et, par lui, à étudier la pensée juive ? C'est ce que nous lui avons demandé.

 « — J'ai commencé à lire Don Quichotte parce que j'y étais obligée. Dans Vive ce qu'on raconte, j'avais interrompu mon récit pour dire que j'aurais dû décrire une grue, mais que je ne savais pas comment c'était fait. Les critiques me le reprochèrent. Comme j'étais blessée par leur incompréhension, des amis me consolèrent en me disant : « Cervantès a fait cela avant toi. » Je lus Don Quichotte et je connus une nouvelle douleur. Ce qui me choqua, ce ne fut pas que Cervantès ait mieux réussi que moi ces interruptions du récit, mais qu'il ait pu faire cela il y a 350 ans. N'y a-t-il pas un décalage entre nos deux cultures ? Ne savait-il pas des choses que nous ne savons pas ?

— Et vous vous êtes alors intéressée à l'Espagne ?

— J'ai découvert qu'à l'époque du Quichotte, la Renaissance, en Italie, en France, a choisi l'humanisme gréco-latin dont nous sommes les parasite, alors que l'Espagne et Cervantès ont préféré un humanisme judéo-arabo-chrétien intégrant même les éléments de l'humanisme gréco-latin. Un tel humanisme avait 350 ans d'avance et c'est celui que nous cherchons aujourd'hui. Certes, on m'objecte que l'Espagne d'alors était celle de l'Inquisition, mais on oublie que l'Inquisition fut inventée en France, contre les cathares, mise au point à Rome, et que si elle s'appliqua en Espagne, c'est parce que l'Espagne, profondément marquée par le judaïsme, l'appelait.

Don Quichotte vous a servi de fil conducteur dans cette recherche ?

— Oui. C'est un livre qui vous joue des tours. A la première lecture, le Quichotte m'apparut comme le héros de toute littérature. J'en parlais à Albert Béguin qui me dit : « Faites moi un article ». Pour l'article, je le relus et Don Quichotte devint un théologien. « Faites un long article », ma dit alors Béguin. Relisant de nouveau, je découvris un rabbin. En fait, Don Quichotte était tout cela. Mais qu'il fût aussi un rabbin, cela les gens l'acceptaient difficilement. C'était un fait, mais il me fallait le démontrer et j'aurais aussi bien démontré, si cela avait été, que Quichotte était Américain, Chinois ou Provençal. Alors j'ai acheté tout ce qui existait chez Payot sur la pensée juive, afin de pouvoir chercher les ressemblances. Egalement, je suis retournée en Espagne. J'ai vécu avec le peuple des campagnes, celui qui conserve la vérité espagnole. Auprès des gens de Carboneras où je me suis installée, j'ai appris une véritable discipline d'observation, de rigueur dans la pensée. Ce qui frappe, c'est que l'outil intellectuel de ces paysans est d'une acuité remarquable, bien plus, c'est qu'il rappelle les méthodes de la gnose. »


C'est ainsi qu'apprenant l'hébreu, fréquentant les textes sacrés et le peuple d'Andalousie, interrogeant sans cesse l'œuvre de Cervantès, la comparant avec les enseignements de la Bible ou de la Kabbale, Dominique Aubier a débordé les problèmes de l'étude littéraire pour déboucher dans l'histoire des civilisations, la philosophie et la mystique. Et maintenant, son souhait n'est pas seulement d'écrire, mais de recréer une tradition parlée. Aussi fait-elle de Carboneras un véritable centre de recherches où elle espère que bientôt théologiens de toutes les religions et savants pourront se rencontrer et confronter leurs connaissances.


Claude Bonnefoy

Pour Arts, 140 rue du FG Saint-Honoré, Paris

Article paru le 2 mars 1966 


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