(Article de René van Gerdinge, paru dans le Témoin de la Vie, mars 1966).
Chacun sait que Hitler et ses séides n’ont rien eu à inventer,
pas plus la répétition du drame napoléonien dans les immensités glacées
de la Russie que l’organisation inquisitoriale de persécution des juifs
dans ses camps de la mort. Au VIIe comme au XVIe siècle, l’Espagne
préparait les dispositions du nazisme. Au nom de la très sainte Croix,
les conciles très chrétiens tentaient de faire ce que leur successeur à
croix gammée n’aura pas mieux réussi : éliminer le Juif et la juiverie…
Autant travailler à la quadrature du cercle.
Il faut entendre
par là que si la force et le feu peuvent anéantir mille corps, il reste
toujours un cerveau pour faire resurgir de l’horreur et de la nuit
l’étincelle de la tradition qui couve sous la cendre. Et quand bien même
persécutions et interdits continueraient à peser sur cet ultime
rejeton, quand bien même toutes les surveillances s’exerceraient sur son
front contraint à la poussière, il trouverait encore moyen de tracer
dans le sable en grains de granit, la conviction de son appartenance.
C’est, en partie, ce qu’a voulu démontrer Dominique Aubier, en rédigeant Don Quichotte prophète d’Israël.
Quels éloges dithyrambiques n’a-t-on pas fait de l’œuvre de
Cervantès, de quelles épithètes n’a-t-on pas couvert ces « pages
immortelles » ! Je dois avouer que ces aventures burlesques m’ont
toujours laissé assez froid et que nul enchantement n’est jamais venu
chatouiller mes méninges en parcourant les aventures du Chevalier de la
Triste Figure. Avec bien du respect, j’interrogeais autour de moi — Ah !
Cervantès, me répondait-on avec ferveur, Ah, son Don Quichotte… — Oui,
mais encore ? Je ne suis jamais arrivé à recueillir quoi que ce soit de
plus substantiel, même des hispanisants les plus convaincus. Bien sûr,
il y a là toute la sève de la Péninsule, la fleur de tant de
civilisations entremêlées, une grande épopée héroï-comique, un drame
généreux et ironique… Bref, il faut bien de la bonne volonté et peu de
sens critique pour tomber en extase.
Mais voici que Dominique Aubier,
animée d’un sentiment enthousiaste, nous convie à reconnaître dans ce
sommet de la littérature espagnole, un mystère, un ouvrage à clés
qu’elle entreprend de décrypter avec bien de l’intelligence, beaucoup
d’intuition et un tantinet d’imagination.
Eprise de son sujet, elle a
tôt fait de convaincre ses adeptes — car il faut une certaine forme
d’adhésion pour la bien lire — que le Quichotte comporte plusieurs
étages de lecture ainsi qu’il est dit des hiéroglyphes égyptiens et de
la plupart des textes « sacrés ». Tout l’incline à le croire, ne
serait-ce que la quantité d’anomalies qui se glissent sous le texte
anodin. L’introduction, d’abord, qui se refuse aux habituelles citations
et mêle le badin à l’exceptionnel ; les noms, ensuite, des personnages
et des lieux qui sont, une fois analysés, déploiement de significations
et de suggestions. Et déjà ces premiers mots qui sont comme un
clignement d’œil complice aux occultistes : « Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom… »
Eh
! Quoi, s’écrie Dominique Aubier, pourquoi ce volontaire silence ? Quel
héraldiste n’entendrait pas les quatre figures qui suivent ? Quel homme
pieux ne reconnaîtrait dans la brève perspective culinaire qui vient
alors, la déférence des plats sacrés et des mets interdits, des diverses
confessions… On doit s’y rendre, le chevalier errant à la triste
figure, c’est le juif errant hâve et douloureux sous la persécution,
traînant sa grandeur émaciée, son idéal antique et solennel sous le ciel
de l’incompréhension des hommes.
A la barbe de la
Sainte-Inquisition, Cervantès va faire entrer le Zohar déguisé dans tous
les foyers espagnols, et bien au-delà. Sous la persécution triomphante,
telle est la revanche de « Don Quichotte prophète d’Israël
», nouvel Ezéchiel, grand dévoreur de livres et héros d’une histoire
que lui seul comprend… Ou qui se voudra avisé autant que l’est Dominique
Aubier.
Pour percer à jour le secret sous la lettre, elle n’a pas
hésité à mener à bien l’enquête locale et intellectuelle que requérait
son travail. Ne ménageant ni les voyages ni les études, elle s’est
plongée comme une abeille dans le pollen de cette fleur mystérieuse et
en est revenue tout acclimatée à son parfum, à ses couleurs, débordant
de poudre qu’elle ne jette pas aux yeux mais distille avec efficacité.
Elle n’a plus considéré la fleur de Cervantès en botaniste ou en
jardinier, mais en butineuse avide, consciente qu’elle fut créée pour
elle. Cet acte de foi lui ouvre la perspective d’évidences là où nul
n’avait jusqu’à ce jour jamais rien discerné que la farce en surface. Et
l’on saura distinguer, après lecture de cet ouvrage, sous le Quichotte
abstinent de lard, un idéaliste aussi vaillant que les chevaliers de la
Table Ronde à la recherche du Saint Graal.
L’auteure dépasse-t-elle
la mesure ? Tout, il faut le reconnaître, est ici conjecture,
supposition, hypothèses recoupées par des sens orthographiques, des
relations de vocabulaire, des associations de pensée, des chaînes ou
cascades de sens, mais une seule chose importe dans la conjecture, c’est
son efficacité. Si le rendement de l’absurde est valable, c’est que
l’absurde est vrai.
Et comment ne pas lire alors dans les
rodomontades que Don Quichotte adresse aux muletiers pour les défier,
les propos même que la religion en place lance aux fidèles, les menaces
de l’Inquisition envers les juifs qu’elle soumet, sous menace de mort à
la conversion : « Qu’aucun de vous ne prétende passer outre, s’il ne
veut confesser que, dans tout l’univers, il n’y a pas qu’une dame qui
égale en beauté l’impératrice de la Manche, l’incomparable Dulcinée du
Toboso ». Et aux muletiers qui demandent à en juger, le chevalier
de répondre : « L’important est de la croire sans le voir, de le
confesser, de l’affirmer, de le jurer, de le soutenir envers et contre
tout… »
A côté de ces allégories, Voltaire passe pour un petit garçon.
Il
ne s’agissait encore que de conjectures. Lorsque Dominique Aubier fera
chanter la Science des nombres sur le canevas de ses interférences,
c’est une véritable révélation qui surgira de dessous le masque.
En attendant, elle a su efficacement nous replonger dans l’atmosphère
équivoque et bouillonnante de cette Espagne du XVIe siècle où l’on
parle encore espagnol, arabe et hébreu, où les lettrés sont ceux que
l’on persécute, les interdits qui trouvent mille complicités, se font
parjures et renient aussitôt pour passer entre les trames des réseaux
ecclésiastiques. Le Juif errant, son Zohar au fond du cœur, y fait son
chemin, au maquis de la pensée, caché sous sa salade de carton, défiant
les géants agitateurs de bras, et pour moudre quel froment !
Prédicateurs
de tout poils, quelle est leur fonction officielle, quelle leur folle
exploitation de pouvoirs dénaturés ? Dominique Aubier l’a lu chez
Cervantès : « A quoi correspond leur attitude spirituelle ? A celle
des moulins dont les ailes captent le vent et ne le retiennent pas. Le
vent est un excellent concept prédicable. Les géants ne s’en servent que
pour un usage particulier : mouvoir la meule afin d’obtenir la farine.
Si le vent symbolise — c’est le cas selon le Zohar — la force cosmique
responsable du fonctionnement de l’esprit, on peut soupçonner les géants
d’être, aux yeux de l’hidalgo, coupables de n’utiliser le
fonctionnement de l’esprit qu’au seul écrasement du blé… »
Or,
si le grain ne meurt… Et quelle mouture ne vient du Verbe, ce grain
vivant, ce Pain de Vie, substance cosmique des enfants de Dieu… On
devine les prolongements que l’on peut envisager.
Bien des écrivains
ont usé de cette méthode pour donner une signification en profondeur à
leurs ouvrages. Jules Verne en était friand et l’exemple de son
capitaine Nemo reste célèbre dans les consciences comme le fameux
Personne d’Ulysse. A la suite de Freud, plusieurs exégètes sont allés
dénicher dans les contes de Perrault même des intentions telluriques
secrètes qui transfigurent totalement les histoires pour enfants pourvu
qu’on en connaisse la grille. D’autres ont décrypté les sonnets de
Shakespeare. En s’attaquant à l’écorce de Don Quichotte,
Dominique Aubier avait pour intention première de rejeter « la » vérité
que nous avait imposée l’école, l’université, pour s’ouvrir à cette
autre compréhension que la vie nous apprend. Bien lui en a pris, car son
travail passionné transpose le roman de chevalerie burlesque, cette
pierre d’angle de la littérature espagnole, sur le plan d’un trésor
spirituel, prophétique même. Il reste à notre exégète à s’en expliquer.
Et d’abord à travers la symbolique de l’œuvre dont presque chaque mot
couvre un monde. Un exemple encore. La liqueur de Fierabras : « c’est
la science biblique, et son herméneutique, qui est servie comme remède à
tous les maux à travers les signes qui la symbolisent : huile, vin, sel
et romarin — huile d’onction, vin de la connaissance, sel de la grâce
et parfums de la doctrine ésotérique. Produits utiles à la formation du
disciple et du lecteur. »
On attendait cet interprète sensible et érudit, passionné de
signification essentielle. En caressant la pelure de l’œuvre, elle en a
dégagé la surface, détaillé l’ossature, les organes ; la voici parvenue
au seuil de la vie :
« La prophétie se réalisera quand quelqu’un
lira dans les signes, leur donnera la qualité messianique, c’est-à-dire,
au sens israélite, la clarté d’expression dans l’évidence de la pensée
universelle. Les mystères compris, c’est l’époque messianique promise.
Cette époque marquera la fin de l’aventure en laquelle Quichotte est
engagé… Nous ne doutons pas d’avoir rencontré dans le Quichotte une
étape hiéroglyphiquement contrôlée et mesurée de la Descente du Verbe.
L’appareil prodigieux que constitue ce livre en tant qu’il reçoit la
somme de la connaissance ésotériste et la transfuge dans la conscience
universelle sans que celle-ci y prenne garde demande, pour être vu,
qu’un prodigieux travail de commentaires le réadosse au plan culturel
sur lequel il s’appuie. »
Or, si ce travail se trouve précisément amorcé, si le prophète voit
ses secrets percés à jour de si vaillante manière, c’est que les temps
messianiques sont venus. A quoi sert le prophète s’il ne doit être
compris ? Son œuvre garde son mystère scellé jusqu’à ce que l’Esprit qui
l’a dictée suscite un cœur attentif pour plonger en son mystère et en
déceler la signification, en exprimer les vérités secrètes.
Par sa
passion pour l’œuvre de Cervantès, Dominique Aubier s’est affirmée,
faisant la jonction des siècles, ce complément du prophète, cette
seconde phase qui ne surgit qu’à l’Heure des réalisations.
De
Torquemada à Eichmann, il n’y a pas eu de solution de continuité. Mais
les deux noms marquent deux étapes capitales qui sont suivies, l’une du
nom de Cervantès, l’autre de celui de Dominique Aubier. Le recoupement
est fait, l’œuvre décryptée. L’Heure messianique a sonné qui doit être
considérée non plus en fonction d’un regard sur le passé alourdi de
mort, mais vivifié par l’essor en la Lumière en voie d’accomplissement.
Cela,
l’auteure l’a confusément pressenti, mais, sans le conjecturer plus
avant, sans exiger surtout de le rendre tangible intensément. Aussi son
ouvrage s’achève-t-il sur des points de suspension qui engagent une
suite que l’on attend* ouverte directement sur l’Enseignement de Dieu et
non plus balbutiant sur l’empirisme tâtonnant d’un pressentiment mal
assuré. Nous saurons alors si Dominique Aubier est de ceux qui se
laissent griser par le vertige des idées et des mots ou bien si son
interrogation était sincère** quand elle écrivait : « Pour que les
mystères s’expliquent, il faut une tête initiée au degré du siècle qui
est le nôtre. Où est cette tête ? La redescente de l’esprit vivant est
nécessaire. C’est ce que demande Cervantès à la fin de son deuxième
volume par l’épisode de la Tête Blanche, tête raisonneuse, tête savante,
tête parlante à la condition qu’un homme de chair et de savoir occupe
la statue vide qu’elle est, posée sur la table, posée à l’avance par
l’esprit prophétique annonçant que le secret sera dit par la bouche
humaine, comme si la statue n’était là que pour représenter l’homme
inconnu qu’avec le temps Dieu suscitera pour prendre place avec son
esprit, à l’endroit prévu pour la réponse »
« Tête
prévisible, elle existera. Esprit concevable, il naîtra de la maturation
des siècles. Opération mentale nécessaire, elle attendra du temps qu’il
lui crée des conditions nécessaires à sa réalisation. Le temps de cette
Tête capable viendra. Son apparition est dans l’ordre inéluctable des
choses de l’esprit. Cet ordre est connu des initiés. La connaissance de
cet ordre régit l’espérance messianique. Espoir qualifié, Don Quichotte
l’éprouve. »
L’espérance, c’était au siècle de Cervantès. La réalisation, c’est
aujourd’hui. Or cette plénitude de l’Esprit qui pense l’accomplissement
intégral, voilà ce que Dominique Aubier doit vouloir entendre et
reconnaître si elle veut non seulement connaître la réponse, mais,
essentiellement, porter les fruits. Elle a été elle-même l’instrument
d’une première esquisse.
Il faut, à présent, s’intégrer dans le
mouvement d’ouverture. C’est là que l’aventure devient merveilleuse. En
vérité inouïe. C’est là que nous l’attendons***.
——–
Note de l’éditeur :
*Suite pleinement réalisée dans la série
exégétique de 5 ouvrages que Dominique Aubier consacre au Quichotte et
dans son livre l’Ordre cosmique.
**Sincérité assumée et prouvée au regard de l’ensemble de son œuvre.
*** C’est là que nous l’attendons, et c’est bien là qu’elle s’est rendue, pourrons-nous certifier, au vu de l’œuvre accomplie.
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Don Quichotte prophète d'Israël
traduit en espagnol sous le titre :
Don Quijote profeta y cabalista
Toute la série exégétique de Don Quichotte
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