dimanche 29 mai 2022

Hommage à Dominique Aubier, "la bombe de Carboneras". Par Jean Chalon (Le Figaro Littéraire)

Carboneras a déjà sa bombe A : Dominique Aubier
Par Jean Chalon, Le Figaro Littéraire du 10 février 1966
 

(Ndlr : en 1966, un avion américain avait perdu sa bombe atomique, tombée en Méditerranée, près de Palomarès. Toute l'Andalousie était aux émois…)


— Nous n'avions pas besoin d'une nouvelle bombe atomique, dit le gouverneur d'Alméria, faisant allusion à celle qui vient d'être égarée à Palomares. A trente kilomètres de là, à Carboneras, nous en avions déjà une : Dominique Aubier.
En effet, Dominique Aubier, qui publie chez Robert Laffont Don Quichotte prophète d'Israël, n'a pas démenti cette très officielle comparaison. Et aux populations craintives qui hésitent à consommer poissons et tomates, elle a, par ses propres paroles et surtout par son exemple, démontré que ces produits demeuraient parfaitement inoffensifs.
— Voilà quatre ans que je vis dans cette région, a-t-elle dit en riant, et vous ne vous êtes pas encore rendu compte que j'étais radioactive ?
Active, à coup sûr. Construire des maisons dans le style andalou du pays, veiller à l'éducation de son fils qui, à douze ans, est déjà en quatrième, apprendre l'hébreu et l'araméen afin de poursuivre la lecture du Zohar dans le texte, faire une tarte au citrons, commencer sa biographie, La Quichottisation d'une existence, voilà les quotidiennes occupations de cette Dulcinée en sari.
— Maintenant, je l'ai définitivement adopté. C'est un vêtement de calme. Avec le sari, on n'est jamais nerveux. Tous les vêtements qui sont serrés à la taille arrêtent la circulation nerveuse.

Enfin, dans cette région réputée pour sa sécheresse extrême, Dominique Aubier a fait creuser des puits et trouvé de l'eau. Pendant mon séjour à Carboneras, j'ai assisté à la naissance d'un puits que notre prophétesse a changé en un nouveau Jourdain : elle s'y est précipitée tout habillée dans l'eau qui jaillissait comme en témoigne notre document photographique.
 

Mais tous les paradis terrestres ont une fin et nous avons dû quitter Carboneras pour Tanger, où Dominique Aubier donnait une conférence sur Cervantès et la vaillance de lire. Voyage marqué par de nombreux arrêts-sari : Dominique Aubier en achète dix par ans et en possède maintenant une centaine. (Je peux donc vous donner les adresses des boutiques de Malaga ou d'Algéciras où se trouvent les plus belles soies.) C'est dans ces boutiques et surtout dans l'auto qui nous emmenait que j'ai réussi à poser quelques questions à Dominique Aubier :

— On a dit qu'avec Don Quichotte prophète d'Israël, vous aviez écrit un livre « œcuménique ».
— L'œcuménisme ne serait qu'un vain mot si l'on ne mettait au point une technique de raisonnement capable de déterminer un langage au-dessus des rites et formes imagées de croyances et ayant des appuis sur la science quand elle adhère suffisamment au réel. Ce langage s'extrait naturellement du live de Cervantès, pour peu qu'on lui accorde le traitement qu'il attend et sur lequel l'auteur a compté : c'est une méthode d'analyse dialectique bien connue des biblistes. C'est la méthode des quatre lectures : littérale, symbolique, analogique, mystique ou scientifique…

— Comment êtes-vous arrivée à cette vision de Cervantès prophète ?
— Quand j'ai eu terminé pour la première fois la lecture de Don Quichotte, j'ai eu peur. Je me trouvais face à des actes inexplicables comme le combat des moulins à vent ou la charge contre les brebis. C'était en 1954. Pendant deux années, comme d'autres font des haltères, je m'exerçais à lire l'histoire du chevalier de la Manche. Peu à peu, j'ai compris que cette histoire était faite de scènes symboliques. Une idée unique les soutenait. Elle concernait Moïse et la révélation du Verbe. Huit autres années ont passé à lire le Zohar, le Talmud, la Kabbale, le Coran. L'important n'est pas le temps que l'on use à s'instruire. L'effet des choses que l'on apprend est infiniment plus considérable et c'est à quoi nous consacrons insuffisamment notre attention. Bref, l'analogie entre les idées relevées par Cervantès et les points obsessionnels de la pensée juive s'est affirmée. Je vous fais grâce de mes tribulations pendant ces quatorze ans. On me fuyait. On disait que j'étais folle. L'un de mes anciens éditeurs m'écrivait : « Je ne puis me tenir de vous conjurer de garder tout votre sang-froid dans vos démarches face à Cervantès. Quel que soit le bien-fondé de votre intuition, quelle que soit la richesse de ces mêmes intuitions, j'ai peur, j'ai peur… » Et vous, vous ne devez pas avoir peur pendant les virages : je conduis depuis aussi longtemps que je connais Don Quichotte. Je pourrais aller d'Alméria à Malaga les yeux fermés.

— Je vous en prie, n'en faites rien… Dans la collection Le Musée de poche (Ndrl : éditions Georges Fall) vous avez consacré deux livres à la peinture, l'un à Ana Eva Bergman, l'autre à Hartung. Or votre maison de Carboneras est aussi dépourvue de tableaux ou de gravures que l'était celle du Quichotte. Avez-vous imité l'hidalgo jusque dans ses goûts décoratifs ?
— Je ne peux pas renier mes deux petits livres, même si Cervantès, ennemi traditionnel des arts figuratifs ou abstraits, me le demandait… Bienheureux silence du tableau que nous faisons parler, nous, écrivains, exégètes, bavards qui sanctifions des idoles. Eh oui, j'ai donné ma parole à leur silence. Pourquoi gémir ? Je consacrerai à tout cela plusieurs chapitres de ma biographie.

Sur cette promesse, nous arrivons à Tanger où nous ont précédé les cigognes qui, selon la tradition, apportent le printemps. La beauté de la ville, la douceur du temps, les mérites comparés des soufis et des kabbalistes forment le fond des conversations au casino, où a lieu la conférence.

Ce n'est pas en vain que Dominique Aubier a consacré deux livres à la tauromachie (Guerre à la Tristesse et Séville en fête, éd. Delpire, photographies de Brassaï et Inge Morath) : elle arrive comme un torero, manie son sari comme un « capote », exécute des passes impeccables devant un public médusé et finalement obtient la récompense suprême, les oreilles et la queue, c'est-à-dire un acte de Tchékov, Le Chant du cygne que l'acteur espagnol Alberto Pimienta est venu jouer pour elle (et pour nous).

Dire que Dominique Aubier quitte le casino de Tanger portée sur les épaules de ses admirateurs, ainsi que l'on a coutume de le faire pour les toreros triomphants, serait peu conforme à la vérité. Pourtant les belles Tangéroises et les Tangérois distingués répétaient en chœur : « Nous sommes dépassés, complètement dépassés par tout ce que vous avez dit. Mais c'était bien beau. »
 
Jean Chalon
Le Figaro Littéraire

 
Tous les livres et films de Dominique Aubier sont disponibles sur son site Internet.

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