mercredi 18 mars 2015

On a retrouvé le corps de Cervantès…


La nouvelle fait grand bruit depuis quelques temps. Les téléscripteurs des agences de presse ont relayé l'information dans le monde entier. La nouvelle est sensationnelle : on a retrouvé la dépouille mortelle de Cervantès. Quelque part, dans un caveau, dans un endroit… (dont je ne veux me rappeler le nom).
J'ai même vu un reportage sur France 2 au journal télévisé.
Voici un amas d'osselets, dont le spécialiste nous dit qu'il s'agirait des restes du grand écrivain espagnol, preuves scientifiques à l'appui.
Moi, je veux bien que cela soit vrai. Et sans doute, ça l'est. Qui voudrait contester la magistrature de la science ?

Mais franchement, à quoi bon s'exalter sur la trouvaille ? Va-t-on dresser un mausolée à l'intention de Cervantès ? En exposera-t-on les os sous une cloche de verre ? Le présentera-t-on au Musée du Prado? A quoi bon exhumer des restes humains ? Pour l'intérêt toujours supérieur de la science ?
A priori, ce n'est que profanation de sépulture… Et je ne vois pas en quoi un squelette permettrait de mieux comprendre la pensée d'un écrivain ou en quoi deux fémurs et un cubitus nous illumineraient ou augmenteraient la gloire de Cervantès quand il est déjà l'écrivain le plus célèbre de la planète. N'est-ce pas plutôt la science qui cherche à se donner de l'importance, en tirant vers elle un peu de la poudre cervantienne ?

Mais laissons la mondanité. Cherchons plutôt ce que l'événement pourrait signifier symboliquement.
Ce qui est intéressant dans l'affaire, c'est de voir ressurgir le "fantôme" de Cervantès… et par conséquent de Don Quichotte. Que vient-il nous tourmenter en ce XXIè siècle de sciences et de technologie ? Que vient-il chercher ? Et que lui veut-on ? Veut-il se faire voir ? Faire voir les os — le squelette de l'écrivain ? Autrement dit : la structure cachée de l'édifice ? S'AGIRAIT-IL SYMBOLIQUEMENT de nous faire voir — et comprendre enfin — l'identité de Quichotte ?
Pauvre Don Quichotte, mort à la fin de son roman. Enterré par des siècles d'éruditions et d'errances, mais dont le vrai secret n'aurait pas été libéré ?
Pauvre Don Quichotte : toujours et encore enterré, cherchant à soulever la pierre tombale afin qu'émerge enfin le sens de son initiative ?

Qui est-il, ce Don Quichotte qui hante la conscience humaine depuis quatre siècles et qui inlassablement se rappelle à notre bon souvenir ?

Je suis justement en train de travailler sur un manuscrit que Dominique Aubier m'a confié avant son départ : c'est la suite de Don Quichotte prophète d'Israël. (Editions Ivréa - Gallimard).
Alors même que je prépare ce manuscrit pour le rendre disponible à l'édition, voici que Cervantès sort de son tombeau ! On appelle cela une synchronicité : deux événements se trouvent liés entre eux (synchrones) sur le même plateau temporel car se produisant simultanément. Mais il n'y a pas que la synchronicité : il y a égalité de la thématique. Puisque dans les deux cas, Cervantès est en cause. Son squelette est mis au jour. Exposé, identifié. J'en déduis que le manuscrit sur Don Quichotte qu'a laissé Dominique Aubier réalise exactement la performance désignée par l'énorme symbole qu'est la découverte de la sépulture cervantienne. Ce manuscrit ouvre le tombeau du Quichotte, il en libère le locataire qui était resté recouvert depuis des siècles par l'obscurité des lectures littérales.

Allons vers le sens du Quichotte. C'est tout le propos du livre qui se prépare. En voici un extrait…

« L'intelligence de la Prodigieuse Histoire ne peut pas se conditionner par des approches successives, dont l'une mènerait à l'autre. Ce processus, qui est celui de la découverte, n'aurait aucune vertu pédagogique. Il demanderait une trajectoire infinie d'explications préliminaires qui encercleraient le sujet sans en prendre jamais possession. Aucune complicité ne vient de notre culture. Et pourtant c'est elle qui, impérieusement par le culte de la raison qui la motive, demande que le dossier de l'esprit lui soit confié. Par quel biais verser dans ses formes les images prises à un premier moule, et déjà recoulées dans un second ?
Connaissance continue mais polyglotte. Voici qu'il va falloir lire en plusieurs langues. Du français à l'espagnol, la communication semble aisée. Nous faisons confiance à la source latine. Mais l'espagnol de Miguel de Cervantès présente une particularité. Au latin se trouve adjoint le filet vivifiant des eaux hébraïques. Un courant nouveau repart de cette confluence. Comment la lancer sur le lit actuel de la langue française où l'alluvion hébreu semble ne s'être pas déposé ?
Chef d'œuvre du génie espagnol, empreinte majeure marquant l'âme nationale, l'Ingenioso Hidalgo Don Quixote de la Mancha n'est pas un livre à traduire. Son auteur a lui-même souligné le caractère rebelle de l'expression : traduire d'une langue à l'autre c'est comme regarder les tapisseries de Flandres par leur envers ; bien que les figures s'y voient, elles sont pleines de fils qui les obscurcissent et ne se montrent pas dans l'uni et la couleur de l'endroit.
Œuvre monumentale, serait-elle condamnée à la réclusion dans sa forteresse idiomatique ? La sévérité d'une telle disposition ne ressort pas seulement de l'impuissance naturelle à toute langue à recouvrir le fond d'une autre. Dans le cas de l'Histoire Prodigieuse, la difficulté se complique. L'écrivain, avec une volonté inspirée, s'est permis de refondre la langage national. Sachant que toute conviction, toute pensée plonge ses racines dans la couche reculée de l'idiome et puise là ses vraies ressources, il a mis en œuvre un véritable plan de mutation spirituelle. Grâce à sa science du Verbe, il a distingué dans les épaisseurs du langage, isolé celle dont la germination spirituelle dépend et l'a ensemencé.
Là, dans ce terreau délicat, il a dessiné et transfiguré, gravé et modelé sa leçon imagée. Le castillan s'est prêté aimablement au travail de sculpture. Déjà influence par l'hébreu et l'arabe, il s'est soumis au trafic supérieur qui l'a plié à la connaissance juive. La fixation de l'empreinte, Miguel de Cervantès l'a obtenue en refouillant le marbre meurtri d'une langue sensible à son ébauchoir et à sa pointe, taillant dans son matériau la vision d'une sagesse venue d'un autre atelier de l'Art de parler.
Conscient de son prodige, l'auteur sait qu'il faudra le révéler. Car son exploit efficient n'est pas visible. Aussi demande-t-il pour son grand-œuvre non point la traduction ou la représentation imagée mais le commentaire : y asi deve ser de mi historia, que tendra necesidad de comento para entenderla. Ne pas traduire ou illustrer, mais commenter, voilà bien la conduite à suivre. »

C'est exactement ce que fait Dominique Aubier…
Elle ouvre Don Quichotte, le libère de la sépulture littéraire — mort du roman en tant que genre littéraire ! — en présente le fond symboliste et surtout, l'appui sémiologique. Don Quichotte n'est pas qu'un roman !




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